CENTRE
D’HISTOIRE SOCIALE DU XXe siècle, UMR CNRS 8058
101ème
ET DERNIÈRE SÉANCE DU SÉMINAIRE
« ENFERMEMENTS,
JUSTICE ET LIBERTÉS DANS LES SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES »
Mardi
23 juin 2015
Cité
Saint-Martin (CHRS), salle Vincent Van Gogh,
4, rue de l’Arsenal,
Paris 4ème
Séminaire animé par Pierre V.
Tournier
Actualité de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits l’homme sur la prison
Avec Jean-Manuel Larralde,
Professeur de droit public à l’Université de Caen
Basse-Normandie,
Discutantes
Yasmine Bouagga, docteure en sociologie, chargée de recherches au CNRS
Anne Simon, docteur
en droit, maître de conférences à l’Université Paris 1.
En présence de Marc Robert, procureur général près la
Cour d’Appel de Versailles, Patrick
Mounaud, délégué régional Ile-de-France du CNRS et Fabrice Boudjaaba, chargé de mission à
la Direction de l’Institut national des sciences de l’homme et de la
société » (CNRS).
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ACTUALITÉ DE LA JURISPRUDENCE
DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME SUR LA PRISON
Par Jean-Manuel Larralde
Depuis maintenant
plus de trente années, la Cour européenne des droits de l’homme nous offre
l’image d’une juridiction qui cherche à ce que « la justice ne s’arrête pas aux portes des
prisons » (selon la belle formule de l’arrêt Campbell et Fell c/ Royaume-Uni du 28 juin 1984). Hommage à Pierre Victor
TOURNIER, ce 101ème et dernier séminaire « Enfermements,
Justice et Libertés dans les sociétés contemporaines » est également un hommage
à Michel FOUCAULT qui nous offre, au gré de la lecture de Surveiller et punir, cinq thématiques qui recoupent les différentes
jurisprudences adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme en
2014/2015 à propos des prisons.
I. LA PUNITION GÉNÉRALISÉE
Dans
son ouvrage Surveiller et punir, Michel
FOUCAULT avance l’idée d’une « colonisation
de la pénalité par la prison », qui fait de celle-ci la pièce
essentielle de la panoplie punitive (p. 119 et 233). Or, sans renier la place
importante de la prison dans l’arsenal répressif, la Cour de Strasbourg a de
son côté développé une jurisprudence qui cherche à cantonner le recours à la
prison, qui ne peut être LA solution unique en matière de sanction pénale. Tout
séjour en prison doit être aussi bref que possible, motivé par de strictes
exigences de répression de faits graves, et entouré de garanties au profit du
condamné.
La durée des détentions (qu’il
s’agisse de détention avant jugement ou de peines privatives de liberté) ne
doit pas être excessive comme le rappelle le récent arrêt Gallardo Sanchez c/ Italie du 24 mars 2015 : en détenant sous écrou
extraditionnel le requérant pendant un an et six mois, alors que son affaire ne
présentait guère de difficultés. La détention avait cessé d’être justifiée, car
les autorités étatiques n’ont pas mené la procédure avec la diligence requise. La
Cour nous rappelle ici qu’une privation de liberté peut être régulière selon la
législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention.
Concernant les sanctions privatives de liberté, la Cour a également pu juger qu’une
peine de treize ans d’emprisonnement pour avoir déversé de la peinture sur des
statues d’Atatürk (et donc avoir « porté atteinte » à sa mémoire)
était manifestement disproportionnée (Murat
Vural c/ Turquie, 21 octobre
2014) ; et même que 10 jours de détention pour un acte de protestation
politique dirigé contre le président ukrainien Yanukovych est une peine
excessive (Shvydka c/ Ukraine, 30 octobre 2014).
Cette
idée d’une « durée légitime » pour le recours à la prison explique
que la Cour refuse d’accepter la conventionalité des peines incompressibles,
qui ne donnent aucun espoir de retour dans la vie civile au condamné. L’arrêt Öcalan
c/ Turquie (n° 2) du 18 mars 2014 rappelle ainsi que pour les peines de
perpétuité réelle, il incombe aux autorités
pénales de vérifier que le maintien en détention se justifie toujours « soit parce que les impératifs de répression
et de dissuasion ne seront pas encore entièrement satisfaits, soit parce que le
maintien en détention de l’intéressé sera justifié par des raisons de
dangerosité ». Dans son arrêt Hutchinson c/
Royaume-Uni
du 3 février
2015, la Cour reconnaît ainsi l’importante évolution du droit britannique qui,
sous la pression européenne, fait désormais obligation au ministre de la
Justice de libérer tout détenu condamné à la perpétuité réelle dont il peut
être établi que des « motifs exceptionnels » justifient la libération
(l’exercice de ce pouvoir étant soumis au contrôle des juridictions
nationales). De telles modifications sont nécessaires dans d’autres Etats, ce
qui a amené la Cour, dans l’affaire László
Magyar c/ Hongrie du 20 mai
2014, à demander expressément à
la Hongrie de réformer son système de réexamen des peines de perpétuité
réelle afin de garantir qu’il soit examiné dans chaque cas si le maintien en
détention se justifie par des motifs légitimes et permettre aux détenus
condamnés à une telle peine de prévoir ce qu'ils doivent faire pour pouvoir
bénéficier d'un élargissement, et sous quelles conditions. Ce refus
des peines de perpétuité réelle explique également que la Cour juge que l’extradition
d’une personne vers un État où elle encourt une peine perpétuelle incompressible
est contraire à la Convention (Trabelsi
c/ Belgique, 4 septembre 2014). Sans vouloir imposer une durée maximale
pour ces longues peines privatives de liberté, la Cour souligne cependant
« qu’il se dégage des éléments de
droit comparé et de droit international une nette tendance en faveur de
l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un
délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle puis
des réexamens périodiques » (Bodein c/ France, 13 novembre 2014).
Les motifs des détentions doivent
par ailleurs être limitées aux situations strictement nécessaires et
parfaitement motivées. Ainsi une détention provisoire décidée sans aucune
motivation par un tribunal et sans aucun délai viole la Convention (Aleksandr
Dmitriyev c/ Russie, 7 mai 2015). De même, une détention provisoire de
près de deux ans, prolongée à plusieurs reprises sans que les juges ne tiennent compte des
arguments avancés par le requérant en faveur de sa remise en liberté
(consistant notamment à dire qu’il avait un casier judiciaire vierge et qu’il
n’y avait pas de preuve qu’il constitue un danger pour le public s’il était
remis en liberté) violent l’article 5§3 de la Convention (Karoly c/ Roumanie, 11
février 2014). Une même démarche est retenue par la Cour dans l’arrêt Zayidov
c/ Azerbaïdjan du 20 février 2014. La Cour de Strasbourg déplore que
dans cette affaire de violences conjugales les juges internes ayant examiné les
demandes de remise en liberté de l’intéressé n’aient fait aucun cas des
arguments tirés de ce qu'il n'avait pas d’antécédents judiciaires, de ce qu'il
n'avait jamais tenté de s'enfuir et de ce qu'il avait toujours coopéré avec les
enquêteurs. Dans son arrêt Ruiz Rivera
c/ Suisse du 18 février 2014, qui concernait une personne placée en
internement psychiatrique pour avoir tué et décapité sa femme, la Cour
européenne des droits de l’homme rappelle également qu’aucune privation de
liberté d’une personne considérée comme aliénée ne peut être jugée conforme à
la Convention lorsqu’elle est décidée sans consulter l’avis suffisamment récent
d’un médecin expert. Or en l’espèce, l’expertise psychiatrique datait de plus
de trois ans. La Cour considère que les autorités nationales auraient dû avoir
recours à un avis médical tiers plus récent pour décider ou non du maintien en
détention de l’intéressé[1].
Plusieurs affaires ont également
permis à la Cour de réaffirmer que la détention ne peut être un outil des Etats
pour museler le débat démocratique. Dans les affaires Nedim Şener c/ Turquie et Şik c/ Turquie du 8 juillet 2014, elle conclut en effet que la
privation de liberté infligée à deux journalistes d’investigation était « susceptible de créer un climat
d’autocensure pour tous les journalistes d’investigation envisageant d’effectuer
des recherches et de faire des commentaires sur les comportements et
agissements des organes étatiques ». Le placement et le maintien des
requérants en détention provisoire pendant plus d’un an ne répondaient donc pas
à un besoin social impérieux et n’étaient pas de ce fait nécessaires dans une
société démocratique[2]. Ce refus d’une prison arme
contre la liberté d’expression est également au cœur de l’arrêt Taranenko
c/ Russie du 15 mai 2014, qui
concernait le cas d’une étudiante en sociologie, qui avait participé dans les
cadre de ses recherches à une manifestation contre V. Poutine, ce qui avait
entraîné sa mise en détention provisoire pendant près d’un an et
une condamnation à trois ans de prison avec sursis, pour participation à des
troubles de masse. Voyant dans la manifestation de
décembre 2004 l’expression de revendications politiques légitimes dans une
démocratie, la Cour européenne relève l’ « exceptionnelle
sévérité de la sanction ». Sans contester que ces faits pouvaient
justifier une sanction pénale (une arrestation pouvait être décidée en raison
des troubles à l’ordre public survenus), elle conclut que la peine de
prison avec sursis qui a été infligée n’était pas proportionnée au but légitime
poursuivi et a présenté un effet dissuasif, non seulement pour la requérante,
mais aussi pour toute personne souhaitant participer à une manifestation.
Ces différents arrêts ne
signifient toutefois pas que les juges de Strasbourg se sont systématiquement
arrogés le droit de contrôler le « tarif » des sanctions pénales infligées
comme le montre l’arrêt Gough c/ Royaume-Uni du 28 octobre
2014. Dans cet arrêt, la Cour n’a pas retenu de violation de la Convention dans
la situation du « randonneur nu » écossais, condamné à de multiples
peines de prison (atteignant au total une durée cumulée de plus de sept ans).
Si la Cour juge
qu’apparaître nu en public était certes pour l’intéressé une manière d’exprimer
son opinion sur le caractère inoffensif du corps humain et que l’impact cumulé
des nombreuses peines d’emprisonnement est sévère, elle insiste néanmoins sur
la propre responsabilité de l’intéressé quant aux condamnations et peines
prononcées face à son refus délibéré de respecter la loi durant un certain
nombre d’années et rappelle la large marge d’appréciation dont disposent les
Etats pour protéger les bonnes mœurs…
Enfin,
concernant les garanties indispensables, les affaires Nedim Şener c/ Turquie et Şik c/ Turquie du 8
juillet 2014 constituent un bon exemple des exigences strasbourgeoises. Dans
ces arrêts, la Cour européenne des droits de l’homme juge que le
maintien en détention de deux journalistes d’investigation en détention
provisoire pendant plus de deux ans violait la Convention. La Cour considère
ici qu’en reprochant aux requérants dès
le début de l’enquête des faits de « crimes
graves de terrorisme » (ils étaient accusés d’avoir apporté un soutien à
l’organisation criminelle Ergenekon
qui avait fomenté un coup d’Etat en 2013) et en présumant une nécessité de leur
maintien en détention provisoire, les autorités ont motivé celle-ci d’une
manière qui n’est ni « pertinente »
ni « suffisante » pour justifier une
telle durée. En outre, leurs avocats n’ont pu correctement contester la
légalité de la détention (la Cour insistant depuis quelques années sur
l’existence de voies de recours effectives au profit des condamnés, point dont
nous reparlerons plus tard…). Il va également de soi (mais il est toujours
préférable de le rappeler..) que la mise en détention ne peut être justifiée
par des aveux recueillis au moyen de pressions psychologiques et/ou de mauvais
traitements physiques par la police. Dans leur arrêt Yevgeniy Petrenko c/ Ukraine
du 29 janvier 2015, les juges
strasbourgeois retiennent ainsi une double violation des articles 3 et 6 de la
Convention en raison d’une procédure particulièrement inacceptable. Condamné à
une peine d’emprisonnement de quatorze ans pour le meurtre d’un adolescent, la
Cour suprême avait confirmé la décision initiale en jugeant notamment que la
culpabilité avait été suffisamment établie par les déclarations à charge faites
au cours de l’enquête préliminaire. Or, ces pseudos aveux (alors qu’il n’était
entendu que comme témoin dans cette affaire pénale) avaient été obtenus sous la
contrainte, tant physique que psychologique, et sans la présence d’un avocat.
La procédure à l’encontre de M. Petrenko avait donc été particulièrement
inéquitable[3].
II. DES INSTITUTIONS COMPLÈTES ET AUSTÈRES
Reprenant les propos de BALTARD, M. FOUCAULT dans Surveiller et punir nous indique que les
prisons constituent des « institutions
complètes et austères » (p. 238). On serait tenté d’ajouter que pour
les juges de Strasbourg, cette austérité ne peut pas être synonyme de
conditions de détention indignes. Cette position n’est évidemment pas nouvelle,
puisque dès 1976, la Commission européenne des droits de l’homme
avait estimé que « des conditions de
détention constituant une violation directe de l'article 3 de la Convention
pourraient être condamnées par la Commission »[4] et
les plus récentes affaires
Dougoz
c/ Grèce du 6 mars 2001 et
Peers c/ Grèce du 19 avril 2001 ont permis à la Cour de Strasbourg d’
indiquer qu’elle se fonde sur des éléments objectifs tels que la surpopulation,
la promiscuité, l’espace ou la faible luminosité pour vérifier la compatibilité
ou non des conditions de détention avec l’article 3 de la Convention.
Participant à la lutte pour des
conditions de détention dignes, la Cour a également eu l’occasion de dénoncer à
nouveau les situations de surpeuplement carcéral, comme le montre l’arrêt Muršić
c/ Croatie du 12 mars 2015, qui constitue une bonne synthèse de ses
positions actuelles en la matière.
Certes le requérant n’a pas toujours bénéficié des 3m2 d’espace
personnel, qui semblaient constituer la « norme minimale » depuis
l’arrêt Ananyev et a. c/ Russie
du 10 janvier 2012, en deçà de laquelle la Cour concluait automatiquement à la
violation de la Convention. Mais l’arrêt relève ici que le requérant était autorisé à circuler librement 3
heures par jour hors de sa cellule qui était pourvue d’une ouverture laissant
passer sans entrave la lumière naturelle et l’air extérieur, ainsi que d’un
point d’eau potable, d’un lit individuel et rien n’empêchait le détenu de
circuler librement à l’intérieur de la cellule. En outre, plusieurs activités
étaient accessibles à l’extérieur des cellules telles que des activités
sportives et la bibliothèque. Il n’y avait donc pas, en l’espèce, violation de
l’article 3 de la Convention. Les
juges de Strasbourg calquent ici leur position sur celle du Comité européen
pour la prévention de la torture (CPT) qui a précisé depuis plus de vingt ans
que la situation s’avère préoccupante lorsque l’on constate « dans un même établissement une combinaison
de surpeuplement, de régimes pauvres en activités et d'un accès inadéquat aux
toilettes ou locaux sanitaires. L'effet cumulé de telles conditions peut
s'avérer extrêmement néfaste pour les prisonniers »[8].
L’existence de nombreuses conditions
de détention indignes a généré un contentieux répétitif, qui a amené la Cour à
utiliser sa technique de l’arrêt pilote pour contraindre les Etats concernés à
entreprendre des réformes structurelles. Dans ses arrêts du 16 septembre 2014 Stella c/ Italie et 10 a. requêtes et Rexhepi c/ Italie et 7 a. requêtes, la Cour
a ainsi pu vérifier que l’Etat italien, conformément aux préconisations
exprimées dans l’arrêt pilote Torreggiani et a. c/
Italie du 8 janvier 2013 a opéré des modifications du droit interne, en
prévoyant tout à la fois la construction de nouveaux bâtiments et une meilleure
répartition des détenus, l’accroissement des réductions de peine pour bonne
conduite, l'augmentation des mesures alternatives à la détention, l'institution
d'un médiateur national des personnes détenues (comparable au Contrôleur général
des lieux de privation de liberté mis en place en France en 2009), la refonte
des sanctions applicables aux délits mineurs (notamment en ce qui concerne la
répression des infractions à la législation sur les stupéfiants),
l'accroissement de la liberté de mouvement des détenus en dehors de leurs
cellules, un accès plus facile au travail et une augmentation des visites
familiales, la mise en place d'un système informatique de gestion en temps réel
des places en établissement, ainsi qu’une nouvelle voie de recours permettant
désormais à tout détenu de présenter devant le juge de l'application des peines
une réclamation portant sur le non-respect par l'administration des
dispositions de la loi pénitentiaire entraînant une atteinte grave à l'exercice
de ses droits, dont le droit à disposer d’un espace vital suffisant et à
bénéficier de conditions matérielles de vie convenables. Cette technique de l’arrêt pilote a été
reprise dans l’arrêt Vasilescu c/ Belgique du 25 novembre
2014. Constatant que les problèmes découlant de la surpopulation carcérale en
Belgique, ainsi que les problèmes d’hygiène et de vétusté des établissements
pénitentiaires revêtent un caractère structurel, la Cour recommande à la
Belgique d’envisager l’adoption de mesures générales afin, d’une part, de
garantir aux détenus des conditions de détention conformes à l’article 3 de la
Convention et, d’autre part, de leur offrir un recours visant à empêcher la
continuation d’une violation alléguée ou leur permettre d’obtenir une
amélioration de leurs conditions de détention.
III. LE CORPS DES CONDAMNÉS
Ces
« institutions complètes » que sont les prisons prennent en charge l’individu privé de sa liberté de
manière totale. Comme le disait déjà M. FOUCAULT, « l’institution
carcérale vise à fabriquer « des corps à la fois dociles et capables » »
(p. 301). Cette idée de « corps
capables » à été intégrée par la jurisprudence strasbourgeoise, qui
fait aujourd’hui de la prise en charge adéquate des corps des personnes privées
de liberté une exigence reposant sur les autorités pénitentiaires. Depuis le
très important arrêt Kudla c/ Pologne
du 26 octobre 2000, le respect de la dignité humaine passe en effet par
« (une) santé et (un) bien-être du prisonnier assurés de manière
adéquate ».
Les récents arrêts Sandu
Voicu c/ Roumanie du 3 mars 2015, relatif à un détenu épileptique et
atteint de multiples affections fonctionnelle et de déficience de la colonne
vertébrale, Davtyan c/ Arménie du 31 mars 2015, relatif à un détenu
souffrant d’une tumeur aux cordes vocales, ou encore Veretco c/ République de Moldova
du 7 avril 2015, relatif à un détenu souffrant de fractures des côtes et d’une
pneumonie, confirment que la Cour exige que les autorités pénitentiaires
prodiguent avec diligence les soins adéquats aux détenus malades. Ainsi, se
contenter de faire examiner un détenu souffrant d’une grave maladie cérébrale,
qui entraîne des symptômes incluant des maux de tête sévères, des crises
d’épilepsie, des nausées et des insomnies par un auxiliaire médical et un psychiatre
de la prison alors qu’il nécessitait une
intervention neurochirurgicale, viole l’article 3 de la Convention (Budanov
c/ Russie, 9 janvier 2014).
Cette exigence de soins concerne tout
spécialement les détenus que la Cour de Strasbourg qualifie de « vulnérables ».
Ainsi en est-il des toxicomanes, pour lesquels les Etats ont l’obligation
d’assurer une protection générale. Toutefois, l’Etat ne peut être tenu pour
responsable de la mort par overdose d’un détenu, s’il a satisfait à son
obligation d’agir contre le trafic de drogue en milieu carcéral par des mesures
suffisantes (Marro et a. c/ Italie,
30 mai 2015). Les personnes souffrant de troubles psychiatriques
constituent une autre catégorie de détenus vulnérables. A leur égard, des
protocoles de soins spécifiques doivent être mis en place, si possible dans des
établissements hospitaliers spécialisés (Gheorghe Predescu c/ Roumanie, 25
février 2014). Les personnes handicapées sont aussi des détenus vulnérables
aux yeux de la Cour. Les détenir dans des lieux non adéquats, où elles ne
peuvent accéder aux toilettes ou à la douche qu’en demandant l’aide d’autres
détenus, et où la configuration des bâtiments ne permet aucun exercice en plein
air (le fauteuil roulant avait été placé loin de l’intéressé dans le dortoir
pour des raisons de sécurité) viole l’article 3 de la Convention (Semikhvostov
c/ Russie, 6 février 2014). L’arrêt Helhal c/ France du 19 février 2015 réaffirme d’ailleurs
la volonté des juges strasbourgeois d’imposer aux Etats une accessibilité
architecturale des bâtiments pour tous les types de détenus qui s’y trouvent
incarcérés. La Cour relève ici que le requérant, victime d’une fracture de la
colonne vertébrale entraînant une
paraplégie des membres inférieurs et une incontinence urinaire et anale, et
contraint de se
déplacer principalement en chaise roulante, se trouve dans une situation de
« dépendance (qui) l’expose à des
situations humiliantes vis-à-vis de (son) auxiliaire et des autres détenus du
fait de son incontinence » et pour effectuer sa toilette. On peut
souligner que la Cour juge ici inappropriée la disposition introduite par la
loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, permettant à toute personne détenue dans
une situation de handicap de désigner un aidant de son choix[9]. Selon elle, on ne peut « approuver une situation dans laquelle le
personnel d’une prison se dérobe à son obligation de sécurité et de soins
vis-à-vis des détenus les plus vulnérables en faisant peser sur leurs
compagnons de cellule la responsabilité de leur fournir une assistance
quotidienne ou, le cas échéant, des soins d’urgence ; cette situation
engendre de l’angoisse et les place dans une position d’infériorité vis-à-vis
des autres détenus ». Ce refus est conforme à l’attitude générale de
la Cour qui, à plusieurs reprises, a exprimé son opposition quant à la pratique
de certains établissements pénitentiaires consistant à
confier à des personnes non qualifiées la responsabilité d’assister un individu
malade ou handicapé[10].
Ce même arrêt Helhal confirme par contre qu’il n’existe selon la Cour aucune
obligation pour les Etats de libérer un détenu pour des raisons médicales. Le
caractère adéquat des soins est le critère essentiel, que ces soins soient
prodigués à l’intérieur de l’établissement, ou dans un établissement extérieur
(Carrella
c/ Italie du 9 septembre 2014 ; Papastavrou c/ Grèce du 16 avril
2015). Toutefois, lorsque des rapports ou certificats médicaux concluent de
manière concordante à l’incompatibilité de l’état de santé d’un détenu avec le
régime de détention auquel il est soumis, les autorités pénitentiaires ont
l’obligation d’autoriser le détenu à suivre des soins à l’extérieur de
l’établissement (arrêt Contrada (n° 2)
c/ Italie du 11
février 2014).
L’arrêt McDonnell c/ Royaume-Uni
du 9 décembre 2014 a enfin rappelé que tout décès en détention (notamment en
raison d’un défaut de soins) nécessite que les autorités étatiques mettent en
place une enquête rapide, impartiale et efficace. Une certaine lenteur dans la
mise en place de celle-ci entraîne ainsi une condamnation automatique de l’Etat
pour violation de l’article 2 de la Convention (droit à la vie).
IV. LES MOYENS DU BON DRESSEMENT
Pour M.
FOUCAULT, « la nouvelle législation (du XIXème siècle) se caractérise par un adoucissement
des peines, une codification plus nette, une diminution notable de
l’arbitraire, un consensus mieux établi à propos du pouvoir de punir »
(p. 91). « Là s’enracine le
principe qu’il ne faut jamais appliquer que des « punitions
humaines », à un criminel qui peut bien être pourtant un traître et un
monstre » (p. 94). Cette recherche des moyens humains de ce qui n’est
plus aujourd’hui le « dressement », mais le traitement pénitentiaire
est également au cœur de l’activité de la Cour européenne des droits de
l’homme.
L’arrêt Songül
İnce et a. c/ Turquie du 26 mai 2015 rappelle aux Etats la nécessaire
proportionnalité de l’utilisation de la force dans les établissements
pénitentiaires[11]. La Cour condamne ici la Turquie en raison d’une intervention particulièrement
violente de forces de l’ordre (lors de laquelle douze détenus trouvèrent la
mort et une cinquantaine de détenus furent blessés, certains par arme à feu),
pour faire cesser une grève de la faim de protestation contre un projet de
prison où les unités résidentielles carcérales seraient plus petites pour les
détenus. Dans le même sens, des gardiens qui menottent, frappent avec une
matraque télescopique (occasionnant de fortes douleurs aux côtes), aspergent le
visage de gaz poivre (sans aucune sommation)[12] et sanglent sur un lit de
contention pendant trois heures et demie un détenu qui refusait d’obéir aux
gardiens qui lui demandaient de leur remettre son matelas, violent l’article 3
de la Convention (Tali c/
Estonie, 13 février 2014). La question des moyens de contention était aussi
au cœur de l’affaire Dimcho Dimov c/ Bulgarie du 16
décembre 2014, dans laquelle la Cour a condamné l’Etat pour avoir menotté à son
lit (par les poignets et chevilles) pendant neuf jours consécutifs (au cours desquels
il ne fut détaché que trois fois par jour pour aller aux toilettes et prendre
ses repas) un détenu souffrant de troubles comportementaux et qui avait fait
part aux autorités pénitentiaires de sa volonté de s’automutiler. Les juges de
Strasbourg nous rappellent ici que les moyens de contrainte (tels qu’un lit de
contention) doivent être strictement justifiés par les circonstances et ne
peuvent en aucun cas constituer une punition. Ils doivent seulement éviter des
automutilations, ou protéger des codétenus ou assurer la sécurité de
l’établissement.
Dans toutes ces situations de
violations alléguées de l’article 3 de la Convention, la Cour exige que l’Etat
diligente une enquête rapide, effective et impartiale, sous peine de se voir
automatiquement condamné pour violation de l’article 3 de la Convention, que
les faits aient été prouvés ou non (Yiğitdoğan c/ Turquie et Habimi
et a. c/ Serbie, 3 juin 2104).
Reprenant
la position désormais traditionnelle de la Cour (et des Règles pénitentiaires
européennes selon lesquelles la prison doit garantir aux détenus « des conditions de détention qui ne portent pas atteinte à la dignité
humaine et offrir des occupations constructives et une prise en charge
permettant la préparation à leur réinsertion dans la société » ;
Préambule de la Résolution), les arrêts
rendus en 2014 et 2015 rappellent également que les exigences sécuritaires n’autorisent
que des dispositifs nécessaires et proportionnés. Ainsi les mesures ne
visant qu’à humilier les personnes privées de leur liberté ne sont évidemment
pas compatibles avec les exigences d’une société démocratique, comme le
rappelle l’arrêt Svinarenko et Slyadnev c/ Russie du 17 juillet 2014, dans lequel la Grande Chambre rappelle que la
pratique consistant à mettre les personnes en détention provisoire dans des
cages de métal au cours des audiences pendant leur procès constitue un
traitement dégradant injustifiable, contraire à la dignité humaine, qui viole
donc l’article 3 de la Convention. La Cour voit également dans le menottage de
deux détenus à perpétuité au cours d’une audience dans un milieu sécurisé (à
l’intérieur de la prison) et en la présence de gardiens un traitement dégradant
(Radkov
et Sabev c/ Bulgarie, 27 mai 2014). De même pour les fouilles, qui relèvent certes de l’arsenal
sécuritaire légitime en prison, mais qui ne doivent cependant pas revêtir un
caractère excessif. Cette analyse est au cœur de l’arrêt Ślusarczyk
c/ Pologne du 28 octobre 2014 qui concernait un requérant classé «
détenu dangereux » et soumis à des mesures de haute sécurité, y compris des
fouilles corporelles quotidiennes et la pose de chaînes lorsqu’il quittait sa
cellule. Pour la Cour, ces contraintes (qui ont duré environ six mois), qui
concernaient un détenu déjà soumis à de strictes mesures de surveillance, et
qui n’apparaissaient pas motivées par des exigences de sécurité particulières,
ont porté atteinte à la dignité de l’intéressé, et lui ont causé des sentiments
d’infériorité, d’angoisse et de détresse, allant au-delà des souffrances
inhérentes à toute privation de liberté. Les Etats doivent également veiller à
ne pas porter atteinte de manière excessive au droit à la vie privée et
familiale des prisonniers comme le montrent les arrêts Nusret Kaya et a. c/ Turquie du 22 avril 2014, dans lesquels la Cour juge que la
restriction imposée aux détenus turcs concernant l’usage du kurde dans leurs
conversations téléphoniques ne respecte pas les exigences de l’article 8 de la
Convention européenne des droits de l’homme. Soulignant que le kurde fait
partie des langues couramment parlées en Turquie, les restrictions imposées aux
requérants ne pouvaient passer pour nécessaires dans une société démocratique.
Ces
différentes jurisprudences ne doivent toutefois pas laisser croire que la Cour
de Strasbourg censure systématiquement des conditions de détention
particulièrement rudes. Amenée à statuer sur les sévères conditions de
détention infligées à Abdullah Öcalan, chef historique du parti (illégal) des
travailleurs du Kurdistan, la Cour prend en considération le degré de
dangerosité de l’intéressé, pour accepter un régime carcéral particulièrement
rude et dérogatoire, pour de longues durées. De tels régimes de détention
particulièrement sécuritaires doivent toutefois rester exceptionnels et la Cour
insiste sur l’importance des moyens de communication (tant avec le personnel de
la prison - et tout spécialement le personnel médical -, qu’avec les
co-détenus, les avocats, ainsi que la famille et les proches), qui permettent
de « réduire les effets néfastes de
l’isolement social », et dont l’accès ne peut être restreint qu’en raison
de « justifications convaincantes
(Öcalan c/ Turquie (n° 2), 18 mars 2014).
Au-delà
de la limitation des dispositifs les plus attentatoires à la dignité des
détenus, la Cour cherche également à promouvoir les conditions d’un véritable
traitement pénitentiaire. Dans son arrêt Velev c/ Bulgarie du 27 mai 2014, la Cour souligne ainsi
que, même si les détenus ne bénéficient pas d’un droit illimité à l’éducation
en détention, tout refus d’accès aux
activités éducatives doit être explicitement motivé par des justifications
convaincantes. Cette volonté de promotion des activités éducatives en détention
ne fait pour autant pas des prisonniers des citoyens ordinaires, comme le
démontrent les récentes décisions
S.S. c/ Royaume-Uni et
F.A. et a. c/
c Royaume-Uni du 21 mai 2015, dans lesquelles la Cour reconnaît
aux Etats européens une large marge d’appréciation pour déterminer
quelles personnes (dont les personnes condamnées) peuvent ou non avoir
droit à des prestations sociales. De manière assez étonnante, la Cour valide le
raisonnement avancé par le Gouvernement selon lequel le versement
de prestations équivaudrait
à un double
avantage, étant donné
que l’État répond
déjà aux besoins
fondamentaux des détenus internés dans des établissements pénitentiaires
ou psychiatriques (le Gouvernement estimait
également que le
non-versement de prestations
doit être vu
comme un aspect de la sanction
pénale infligée aux requérants).
V.
ILLÉGALISMES ET DÉLINQUANCE
Si
Michel FOUCAULT soutient que l’ « emprisonnement
qui assure (la privation de liberté) a toujours comporté un projet technique »
(p. 261), on peut ajouter que la Cour de Strasbourg lui adjoint un
« projet juridique », nous rappelant que la personne privée de sa liberté
reste toujours un sujet de droit. Plus précisément encore, les détenus restent
des requérants potentiels, qui doivent pouvoir mettre en œuvre leur droit au
recours et, si besoin est, leur droit à réparation en cas de préjudices subis
en détention.
Les
détenus ont évidemment le droit de contester le fondement même de la détention,
dans le cadre d’un recours effectif (Levent Bektaş c/ Turquie, 16 juin
2015) qui respecte
les exigences générales du droit au procès équitable, ce qui n’est évidemment
pas le cas lors d’audiences décidant d’une détention provisoire tenues en
l’absence du requérant, ou en l’absence de son avocat (Artemov c/ Russie, 3
avril 2014). Ce contrôle du juge permet notamment de faire vérifier qu’une
détention provisoire est fondée sur des motifs pertinents et suffisants (Chuprikov
c/ Russie, 12 juin 2014). Certaines situations exigent même que les
juridictions internes agissent avec une célérité maximale, comme dans le cas de
demande de mise en liberté émanant d’un détenu souffrant de pathologies graves
(Christodoulou
et a. c/ Grèce, 5 juin 2014).
Les
personnes privées de liberté doivent également posséder dans l’ordre interne
des voies de recours adéquates leur permettant de se plaindre de leurs conditions
de détention (Kavouris et a. c/ Grèce, 17
avril 2014). A ce titre, la Cour
européenne s’est félicitée dans son
très récent arrêt Yengo c/ France du 21 mai 2015 de la
possibilité désormais ouverte aux détenus d’utiliser la voie du référé-liberté
devant le juge administratif, qui peut désormais « prononcer des injonctions sur le
fondement des articles 2 et 3 de la Convention, en vue de faire cesser
rapidement des conditions de détention attentatoires à la dignité »[13]. Mais ce satisfecit n’est pas complet, car les juges strasbourgeois
déplorent également un contentieux judiciaire, qui reste trop fermé, avec une
Cour de cassation qui conditionne toute possibilité d’une mise en liberté dans des situations
de détention indignes à l’existence « d’éléments
propres à la personne concernée, suffisamment graves pour mettre en danger sa
santé physique ou morale ». De telles exigences confèrent à cette voie
de recours un
caractère « accessible mais non
effectif en pratique », en ne possédant pas les exigences de célérité
nécessaires[14]. L’existence de ces voies de
recours permettant de contrôler la qualité de la détention est évidemment
encore plus indispensable concernant les détenus les plus vulnérables (tels que
ceux atteints de troubles psychiatriques), comme le démontrent les arrêts du 3 février 2015 Smits et a. c/ Belgique dans lesquels la Cour condamne l’Etat pour n’avoir pas mis à
disposition des requérants une voie de recours effective pour faire valoir le
caractère inapproprié de leur détention. Consciente de la faible mise en œuvre
de ces arrêts par les Etats concernés, la Cour de Strasbourg a eu récemment
recours à sa technique de l’arrêt pilote, dans ses arrêts Neshkov et a. c/ Bulgarie du 27 janvier 2015. Ayant déjà tranché
plus de vingt affaires comparables et étant saisie d’une quarantaine d’autres
concernant les conditions de détention en Bulgarie, elle a en a conclu que la
situation revêtait le caractère d’un problème structurel, nécessitant dans les dix-huit
mois une réforme du droit et de la pratique bulgares, afin de mettre en place
des recours préventifs et compensatoires effectifs.
De telles
voies de recours effectives doivent également être ouvertes aux fins de faire
reconnaître et condamner des mauvais traitements perpétrés par des codétenus (M.C. c/ Pologne, 3 mars 2015), pour contester
une mesure de transfert dans une prison où le requérant a été soumis au régime
de détention le plus sévère, alors qu’il avait droit à un régime moins strict (Dmitrijevs
c/ Lettonie, 16 décembre 2014),
ou encore pour faire vérifier de manière régulière le bien-fondé d’une peine
perpétuelle. Dans les arrêts Harakchiev
et Tolumov c/ Bulgarie du 8 juillet 2014, la Cour
réaffirme en effet qu’une peine de réclusion à perpétuité peut être conforme à
l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme s’il existe,
d’une part, une chance de libération et, d’autre part, une possibilité de
contrôle à partir du moment où elle s’applique. De plus, ces condamnés à vie
ont le droit de savoir ce qu’ils doivent faire pour que leur libération puisse
être envisagée et dans quelles conditions. La Cour met ici à nouveau en œuvre
la technique de l’arrêt pilote, en indiquant à la Bulgarie qu’elle doit
réformer, de préférence par la voie
législative, le cadre juridique régissant le régime d’incarcération applicable
aux personnes condamnées à une peine perpétuelle avec ou sans libération
conditionnelle (et en particulier supprimer l’automaticité de l’infliction d’un
régime de détention extrêmement rigoureux et de l’isolement à tous les détenus
condamnés à la prison à vie).
Les Etats ne doivent enfin pas oublier que les
détenus sont des requérants potentiels devant la Cour européenne des droits de
l’homme, comme le rappelle l’arrêt Vorobyev
c/ Ukraine du 16 octobre 2014, dans lequel l’Etat est condamné pour
avoir refusé de transmettre à l’intéressé les pièces du dossier pénal qu’il
avait demandées dans le cadre de sa requête devant la Cour de Strasbourg. Les
membres du personnel d’un établissement pénitentiaire ne peuvent pas davantage
ouvrir la correspondance d’un détenu avec la Cour européenne des droits de
l’homme et conserver les pièces qui y
étaient jointes, a fortiori si cette censure s’accompagne de menaces et du
refus de faire parvenir le courrier à la Cour de Strasbourg (Shekhov
c/ Russie, 19 juin 2014)[15].
L’existence de voies de recours
ne suffit pas pour que la justice pénètre les portes des prisons. Les
préjudices subis par les détenus doivent également être reconnus comme de vrais
préjudices, et non pas comme de simples dommages collatéraux d’une détention.
Ainsi en est-il notamment de la possibilité d’engager un recours et d’obtenir
réparation à la suite d’une contamination par le VIH en raison de soins
prodigués dans un établissement pénitentiaire (Gorelov c/ Russie, 9 janvier
2014). Les récents arrêts Milić and Nikezić
c/ Montenegro du 28 avril 2015, relatifs à des
mauvais traitements commis par des gardiens sur les requérants lors de la
fouille d’une cellule, rappellent par ailleurs que les réparations accordées
doivent être adéquates, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, puisque la Cour
suprême (dans le cadre de la procédure d'indemnisation à laquelle ont
tout de même eu accès les requérants) s’était limitée à reconnaître qu’ils
avaient subi des « actes dégradants
pour la dignité humaine », ce qui n’avait pas permis de leur accorder
une réparation d’un montant suffisant. Dans tous ces cas les recours en
indemnisation doivent être suffisamment accessibles et ne pas être soumis à des
exigences matériellement irréalisables par le requérant, comme par exemple le paiement des frais de justice,
la nécessité d'étayer les demandes et un délai trop court pour remplir ces
conditions (Shishkov c/ Russie, 20
février 2014).
Pour conclure ce panorama de presque
deux ans de jurisprudence de la Cour de Strasbourg, il ne faut pas oublier que
l’ensemble de ce système est fragile, car il repose sur un seul élément :
la mise en œuvre des arrêts par les quarante-sept Etats membres du Conseil de
l’Europe. Les affaires Firth et a. c/ Royaume-Uni et McHugh et a. c/ Royaume-Uni du
10 février 2015 démontrent bien les limites du système : alors que depuis
l’arrêt Hirst c/ Royaume-Uni (n° 2) du 6 octobre 2005, la Cour tente
d’imposer à cet Etat la suppression de la législation britannique qui prévoit
un retrait automatique du droit de vote pour toute personne incarcérée, elle
constate dans ces deux décisions que dix ans après, les
autorités britanniques n’ont toujours pas souhaité mettre en œuvre les
exigences de la Cour. Les arrêts pilotes Greens et M.T. c/ Royaume-Uni du 23
novembre 2010 n’ont donc servi à rien, si ce n’est à radicaliser une partie de
la classe politique britannique à l’encontre du système conventionnel.
Or, si
l’on peut – et doit – critiquer la Cour et ses arrêts, relever parfois leur
manque d’audace, ou leur ambivalence, voire un certain manque de clarté, on ne
peut contester qu’il s’agit là d’une institution indispensable, qui nous
rappelle sans cesse la nécessité de prendre en compte les droits de l’homme
dans ces institutions pénitentiaires qui servent à Surveiller et à Punir. Ce
rappel continu est plus indispensable que jamais, à une époque où le populisme
pénal fleurit et amène par exemple certains
députés français à déposer une proposition de loi visant à instaurer une
participation des détenus aux frais d’incarcération (proposition Ciotti n° 2847
du 3 juin 2015)…
Jean-Manuel Larralde
Discussion de la
séance de clôture du séminaire.
Par Yasmine
Bouagga
La présentation de Jean-Manuel Larralde
que j’ai l’honneur de discuter s’articule autour des arguments du Foucault de Surveiller et punir, pour montrer que,
finalement, la Cour européenne des droits de l’homme a empêché la colonisation
générale de la pénalité par la prison telle que l’entrevoyait Foucault. Et l’on
imagine, en effet, combien le développement d’une jurisprudence sur cet univers
clos serait un paradoxe pour celui qui a dit que la prison était
fondamentalement averse au droit, que ses « micro-pénalités »
relevaient d’une rationalité radicalement antagoniste à celle de la légalité[16]. Pourtant, lorsqu’on envisage le
droit en sociologue, ces contradictions apparaissent constitutives des usages
effectifs du droit, des réalités empiriques de sa mobilisation et de son
interprétation.
Plusieurs chercheurs en sciences sociales
se sont penchés sur ces évolutions ; le séminaire de Pierre Victor
Tournier, toujours accueillant pour les jeunes chercheurs, en a reçus
plusieurs, par exemple Grégory Salle, qui a étudié de façon comparative la
référence à l’ « État de droit » dans les évolutions de la prison en
France et en Allemagne[17] ; Jean Bérard, qui s’est penché sur les luttes
juridiques dans le champ carcéral[18] ; Corentin Durand, sur les
plaintes adressées au Contrôleur général des lieux de privation de liberté[19] ; moi-même je me suis
intéressée aux aspects multiformes de la juridicisation de l’espace carcéral,
dans mon ethnographie de maison d’arrêt[20].
Alors mon questionnement de sociologue sur
cette communication est : qui sont les entrepreneurs de la cause des
droits des détenus ? comment passe-t-on de l’expérience d’une situation
douloureuse à la formulation d’un grief et à la désignation de responsables
devant des cours de justice ? comment la parole particulièrement
disqualifiée des détenus, dont le caractère même de « sujets de
droit » est affecté par le stigmate de l’incarcération, peut-elle être reconnue
valable par les personnes institutionnellement autorisées à dire le
droit ? L’Observatoire International des Prisons (OIP) et la Commission
Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) ont tenu en janvier 2013
un colloque intitulé « Défendre en justice la cause des personnes
détenues », dans lequel chercheurs et militants reviennent sur les
conditions de possibilité de la jurisprudence analysée[21] : guérilla juridique des
associations ; évolution de la conception du rôle du juge, en particulier
administratif. Dans un numéro spécial de la revue Droit et société, Claire de Galembert et Corinne Rostaing proposent
d’aller plus loin dans l’empirie, en entreprenant une sociologie des pratiques
juridiques au sein même de l’espace carcéral, c’est-à-dire en amont de cette
jurisprudence, voir les multiples litiges qui n’aboutissent pas tous au procès,
mais dont la résolution des de plus en plus fortement modelée par les effets
des décisions des hautes cours[22].
Les détenus peuvent par exemple s’en
prévaloir pour modifier des rapports de force (comme dans le cas analysé d’un
détenu menacé de sanction pour une prière aux ateliers[23]), mais la mobilisation du droit
dépend des compétences des individus, de
leur accès à l’information, et des relations variables qu’ils entretiennent
avec l’institution[24].
Si un procès ne change pas la condition de chaque détenu, il modifie
néanmoins la « structure d’opportunité » des actions, le champ du
possible, le domaine du pensable.
On l’a vu avec la multiplication des
plaintes concernant les conditions de détention en France, ou les fouilles ;
les arrêts des cours de justice ont rendu visible l’indignité de pratiques
jusque-là perçues comme relevant de l’ordinaire des contraintes pratiques,
logistiques ou sécuritaires. En opérant
un changement de regard, par la considération de la vulnérabilité du détenu,
les procès ont opéré un nouveau « partage du sensible », pour
reprendre l’expression du philosophe Jacques Rancière[25], qui désigne ainsi le processus
par lequel sont définies les places et les parts, les traitements qu’il est
intolérables d’infliger et les égards qu’on est en droit d’attendre. Cette
formule de « partage du sensible » souligne bien comment le
politique, et le droit qui en est le produit, est affaire de perception, de sensibilités ;
« il porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la
compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et
les possibles du temps ». La dignité, reconnaissance d’un statut, est en
ce sens « esthétique » et tout universelle et atemporelle qu’elle
prétende être, elle est fondamentalement historicisée, ancrée dans un contexte
social et culturel particulier. On comprend alors l’importance des organes
d’inspection, rapports publics, reportages, enquêtes etc. dans la formulation
d’un problème public des conditions de détention « inhumaines et
dégradantes ».
Les arrêts de la CEDH apparaissent alors
tout à fait illustratifs du « processus de civilisation » décrit par
le théoricien anglais de la pénalité David Garland[26], selon qui la rationalité
punitive, les enjeux de pouvoir et de sécurité sont en tension avec des
« forces psychiques et culturelles » qui imposent certaines formes à
la sanction, définissent ce qui est inacceptable (l’enfermement dans des conditions
insalubres, l’absence de soins médicaux etc.) et ce qui est acceptable (un
régime carcéral sécuritaire pour des détenus estimés dangereux). S’il nuance
les analyses de Foucault en reprenant la théorie du processus de civilisation
élaborée par Norbert Elias[27], Garland n’en est pas pour
autant aveugle aux ambivalences des évolutions du pouvoir. Le processus de
civilisation n’est en effet pas l’éradication de la violence mais plutôt sa
transformation : sa dissimulation, sa technologisation, sa justification
par l’exception. L’optimisme du juriste doit ainsi être tempéré par l’épreuve
des faits : la prison continue d’apparaître comme étalon de la dissuasion.
C’est ainsi par exemple qu’en 2009 la France adopte simultanément une loi pénitentiaire
faisant de l’incarcération le recours ultime et de la réinsertion l’objectif de
l’institution carcérale ; et dans le même temps continue de remplir les
prisons de petits délinquants, et construit des établissements
ultrasécuritaires destinés aux « ingérables » du système.
Face à ces ambivalences émotionnelles du
politique, toujours tenté par la répression qui lui donne un rôle fort, les
juges de Strasbourg font figure de garde-fou. Il était donc particulièrement
intéressant de clore le séminaire avec cette jurisprudence, qui tient une
fonction clé dans la « dialectique carcérale ». Et je tiens à
remercier chaleureusement Pierre Victor Tournier de nous avoir généreusement
offert ces espaces de formation et d’enrichissement intellectuel.
[3] Voir également
les arrêts Razzakov c/ Russie du 5 février 2015, concernant des actes de
torture en garde à vue à fin de faire avouer un meurtre, et Ushakov
and Ushakova c/ Ukraine du 18 juin 2015. Dans son arrêt Schmid-Laffer c/ Suisse
du 16 juin 2015, la Cour rappelle toutefois que toute atteinte aux
droits d’un accusé n’entraîne pas l’invalidité de la procédure. Ainsi, le fait de
ne pas informer un accusé de ses droits de ne pas s’incriminer et de garder le
silence, ne viole pas l’article 6§1 de la Convention si le reste du procès dans
son ensemble n’a pas été inéquitable.
[7] Le
requérant, souffrant de problèmes vasculaires et cardiaques, a dû longuement
voyager dans des compartiments surchargés, dans des positions inconfortables,
dans des wagons sans climatisation en été, rendant la respiration difficile,
avec un accès aux toilettes seulement toutes les quatre heures.
[11] L’utilisation
de la force est également au cœur de l’arrêt Sapožkovs c/ Lettonie du
11 février 2014, concernant un détenu violement battu lors d’un transfert entre
deux établissements ; voir également les arrêts Milić et Nikezić c/ Monténégro du 28 avril 2015, concernant des violences infligées par des gardiens
lors de la fouille d’une cellule.
[12] La
Cour, s’appuyant sur les travaux du CPT, rappelle notamment que l’utilisation
d’un spray au gaz poivre dans un espace confiné entraîne des effets
particulièrement néfastes pour la santé, et ne constitue pas un moyen approprié
pour immobiliser un détenu, à partir du moment où les gardiens pouvaient
utiliser d’autres moyens moins dangereux.
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