Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
La cour de Strasbourg réaffirme le droit des détenus au recours et à réparation
• Cour
EDH, 28 avril 2015, Milić and Nikezić c/ Montenegro, req. n° 54999/10 and 10609/11
• Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo c/ France, req. n°
50494/12
En
l’absence d’enquête officielle (après qu’un individu ait formulé des
accusations crédibles d’avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de
la Convention en raison d’agissements de la police ou d’autres agents de l’Etat),
« la prohibition générale de la torture et des peines et traitements
inhumains ou dégradants serait, en dépit de son importance fondamentale,
ineffective en pratique et il serait alors possible dans certains cas pour les
agents de l’Etat d’abuser en toute impunité des droits de ceux placés sous
leur contrôle » (Milić and Nikezić c/ Montenegro, § 94).
« Pour qu’un recours interne contre des conditions de
détention soit effectif, l’autorité ou juridiction saisie doit statuer
conformément aux principes pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour
sur le terrain de l’article 3 de la Convention » (Yengo c/ France, § 62).
Si les arrêts Milić et Nikezić
c/ Montenegro et Yengo c/ France
semblent, à première vue, ne constituer que de simples confirmations de la
jurisprudence de la Cour de Strasbourg, ils apportent en réalité d’importantes
précisions relatives à l’existence des voies de recours ouvertes aux personnes
privées de leur liberté, et à l’effectivité de ces mêmes recours.
Concernant les faits,
les deux décisions renvoient à des situations déjà malheureusement bien connues
des juges de Strasbourg, qu’il s’agisse d’emploi excessif de la force par le
personnel de surveillance, ou de conditions de détention particulièrement
dégradées et indignes.
Dans la première espèce, les deux requérants ont été victimes de mauvais traitements lors d’une
fouille organisée lors du transfert de l’un des deux intéressés en cellule
disciplinaire. M. Milić, menotté, fut frappé à coups de matraque en caoutchouc et
à coups de poing, alors que M. Nikezić, qui avait tenté de s’interposer entre
les gardiens et son compagnon de cellule fut également victime de coups,
occasionnant des ecchymoses à la cuisse gauche et
autour des yeux. Refusant de suivre l’argumentaire du Gouvernement monténégrin
qui estimait que l’utilisation de la force par les gardiens de prison était
justifiée pour venir à bout de la résistance des requérants, et ne constituait
pas un abus de pouvoir, les juges européens jugent que ces actes constituent
des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention de 1950 (qui
prohibe la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants). Cette
analyse est conforme à la position de la Cour qui rappelle depuis maintenant
près de vingt ans qu’ « à l’égard
d’une personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est
pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de ladite personne
porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du
droit garanti par l’article 3 »
(Ribtisch c/ Autriche, 4 décembre
1995, § 38). Très concrètement, si
l’usage de la force peut évidemment être nécessaire « pour assurer la sécurité en prison, pour maintenir l’ordre ou pour
prévenir le crime en détention », cette force « doit seulement être mise en œuvre dans les
cas indispensables et ne doit pas présenter un caractère excessif » (Ivan Vasilev c/ Bulgarie, 12 avril 2007, § 63)[1].
Ces différentes conditions n’étaient à l’évidence pas réunies dans les arrêts Milić et Nikezić
c/ Montenegro.
Dans la seconde
espèce, le requérant, placé en détention provisoire dans la maison d’arrêt du
centre pénitentiaire Camp Est de Nouméa, a été incarcéré dans une cellule
de 3 mètres par 5 mètres accueillant 6 détenus, et dont l’exiguïté obligeait
ses occupants à rester constamment allongés sur le lit, et à faire usage de
toilettes à la turque (servant aussi de douche !) situées également dans
la cellule. De telles conditions de détention violent évidemment les exigences
de l’article 3. On sait, en effet, que la Cour estime que le fait qu’un détenu dispose de moins de
3 m2 d’espace au sol donne lieu à une forte présomption que les
conditions de détention constituent un traitement dégradant (Ananyev c/ Russie, 10 janvier 2012)[2].
Par ailleurs, l’ « accès, au moment voulu, à des toilettes convenables
et le maintien de bonnes conditions d’hygiène » constituent « les
éléments essentiels d’un environnement humain » (Canali c/ France, 25 avril 2013, § 52)[3].
Mais au-delà des faits aboutissant à des constats de violation logiques
de la Convention de 1950, les deux arrêts ont en commun de mettre l’accent sur
l’importance des voies de recours offertes aux intéressés. Cette question
constitue une exigence centrale dans le dispositif de la Convention européenne
des droits de l’homme qui prévoit explicitement dans son article 13 que « Toute
personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont
été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale,
alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans
l'exercice de leurs fonctions officielles ».
Concernant l’arrêt du 28 avril 2015, les
requérants ont certes pu accéder à différents mécanismes judiciaires et non
judiciaires pour dénoncer l’utilisation excessive de la force à leur égard,
qu’il s’agisse de l’Ombudsman (médiateur parlementaire), du juge pénal, du juge
civil et même de la Cour Suprême. Mais il ne s’agissait pas de véritables voies
de recours adéquates, c'est-à-dire aptes à correctement redresser les torts
subis par les requérants. En effet, le Procureur a classé la plainte en
estimant que l’utilisation de la force ne relevait d’aucun abus de droit,
puisqu’il s’était seulement agi de venir à bout de la résistance des
requérants. Par contre, une procédure disciplinaire a été menée à son terme, aboutissant
à la condamnation à une amende. Quant à la Cour Suprême, elle a accordé 1.500
euros à chacun des requérants au titre de la réparation du dommage moral subi.
Les voies de recours n’étaient donc pas inexistantes et l’on ne peut pas
considérer que les requérants ont été victimes d’un déni de justice. Mais ce
sont toutes les voies de recours qui auraient dû être adéquates. L’Etat est en
effet condamné par la Cour de Strasbourg pour un double motif de violation de
l’article 3 (§ 99). D’une part, la Cour suprême (dans le cadre de la procédure
d'indemnisation) s’est limitée à reconnaître que les deux requérants avaient
subi des « actes dégradants pour la
dignité humaine », ce qui n’a pas permis de leur accorder une
réparation d’un montant suffisant. D’autre part, le classement sans suite des
plaintes par le Procureur a constitué une erreur manifeste, car il n’a pas
effectué une analyse correcte de l’ensemble des faits de l’espèce.
L’arrêt du 21 mai 2015
permet de son côté de constater que les évolutions récentes du droit français
ont permis de rendre le droit interne conforme aux exigences conventionnelles.
En effet, à l’époque des faits, le requérant ne possédait aucune voie de
recours préventive, à même de faire cesser rapidement des conditions de
détention inhumaines et dégradantes. Mais la Cour relève la possibilité
désormais ouverte d’utiliser la voie du référé-liberté devant le juge
administratif (CE,
réf., 22 décembre 2012, section
française de l’Observatoire international des prisons, n°
364584, 364620, 364621, 364647), permettant de « prononcer des injonctions sur le fondement des
articles 2 et 3 de la Convention, en vue de faire cesser rapidement des
conditions de détention attentatoires à la dignité » (§ 31 et 68). Il s’agit bien ici d’une voie de
recours permettant de remédier à une situation analogue à celle alléguée par le
requérant. Mais cette évolution positive du contentieux administratif n’a pas
été suivie par une ouverture comparable du contentieux judiciaire. En effet, en
conditionnant la possibilité d’une mise en liberté à l’existence
« d’éléments propres à la personne
concernée, suffisamment graves pour mettre en danger sa santé physique ou
morale » (arrêt du 29 février 2012), la Cour de cassation a adopté une
jurisprudence qui ne revêt pas les critères d’ « un mécanisme
effectif permettant de mettre rapidement un terme à tout traitement contraire à
l’article 3 de la Convention »
(§ 50) car ce type de recours est, en effet « accessible mais non effectif en pratique », en ne possédant
pas les exigences de célérité nécessaires (§ 65).
Ces jurisprudences européennes contribuent à faire
relever du droit commun les personnes privées de leur liberté, afin d’en faire
de véritables justiciables et non des requérants de « deuxième zone »,
conformément à la Règle pénitentiaire européenne n° 5 qui souhaite que la vie en prison soit « alignée aussi étroitement que possible sur
les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison ». Sans
évidemment résoudre l’ensemble des problèmes relatifs à la détention, la
pénétration du droit en prison contribue indéniablement à en limiter les éléments
les plus inacceptables et attentatoires à la dignité humaine.
[1] Conformément aux exigences
des Règles pénitentiaires européennes de 2006 prévoyant que
« Le personnel pénitentiaire ne doit
pas utiliser la force contre les détenus, sauf en cas de légitime défense, de
tentative d’évasion ou de résistance active ou passive à un ordre licite et
toujours en dernier recours » (Règle 64.1) et que la force utilisée
corresponde « au minimum nécessaire » et soit « imposée pour une période aussi courte que possible »
(Règle 64.2).
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