Professeur de droit public à l’Université de Caen
Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
La
France condamnée pour des soins insuffisants apportés à un détenu lourdement handicapé
• Cour EDH, 19 février 2015, Helhal c/ France,
req. n° 10401/12
« Compte
tenu de son grave handicap, (…) la période de détention qu’il a vécue sans
pouvoir bénéficier d’aucun traitement de rééducation, et dans un établissement
où il ne peut prendre des douches que grâce à l’aide d’un codétenu, sont des
circonstances qui l’ont soumis à une épreuve d’une intensité qui a dépassé le
niveau inévitable de souffrances inhérentes à une privation de liberté. Ces
circonstances constituent un traitement dégradant prohibé par l’article 3 de la
Convention et emportent violation de cette disposition. » (§ 63)
Le très important arrêt Kudla c/ Pologne rendu par la Cour
européenne des droits de l’homme le 26
octobre 2000 a posé comme nouveau principe que toute détention doit
se dérouler « dans des conditions
qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine », ce qui nécessite
la protection de la santé « notamment par l’administration des soins
médicaux requis » (§ 94). Cette formule de principe a permis aux juges
de Strasbourg de construire un inmportant corpus jurisprudentiel explicitant
les exigences de protection de la santé pour les personnes privées de leur
liberté[1],
dont l’arrêt Helhal constitue la
dernière application.
Condamné à une peine de trente ans
de réclusion criminelle pour des faits d’assassinat, de tentative d’assassinat et de violence, le requérant a
fait une grave chute de plusieurs mètres lors d’une tentative d’évasion. Victime
d’une fracture de la colonne vertébrale entraînant une paraplégie des membres inférieurs
et une incontinence urinaire et anale, il est contraint de se déplacer principalement en chaise roulante. Cette
situation l’a conduit à demander une suspension de peine
pour raison médicale[2],
en arguant que les locaux, en particulier sanitaires, n’étaient pas adaptés à
son handicap qui l’obligeait à se déplacer en fauteuil roulant, que les soins
de kinésithérapie qui
lui étaient prodigués étaient insuffisants et qu’il devait se faire assister
d’un détenu mis à sa
disposition, ce qui le plaçait dans une situation humiliante vis-à-vis des
autres détenus. Tout
en reconnaissant que son établissement de détention (le centre de détention
d’Uzerche) n’était pas adapté à sa situation, le tribunal de l’application des
peines de Limoges a rejeté sa demande, ce qui a été confirmé par la cour
d’appel de Limoges, puis par la Cour de cassation.
Sans beaucoup de surprise eu égard à sa jurisprudence antérieure[3],
la Cour européenne des droits de l’homme condamne à l’unanimité la France pour
violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme en
indiquant que par son maintien en détention le requérant a été « soumis à une épreuve d’une intensité qui a
dépassé le niveau inévitable de souffrances inhérentes à une privation de
liberté », ce qui constitue un « traitement dégradant » (§ 63). Le raisonnement de la Cour de
Strasbourg se déroule ici en trois temps.
En premier lieu, la Cour de Strasbourg confirme qu’il
n’existe aucune obligation pour les Etats de libérer un détenu pour des raisons
médicales (§§ 47 et 48). Depuis l’arrêt Mouisel
c/ France du 14 novembre 2002 la Cour a, en effet, précisé qu’il n’existe
pas, en tant que telle, une obligation générale de libérer un détenu pour
motifs de santé, même dans des cas graves[4].
Toutefois, « la santé d’une personne privée de liberté fait désormais
partie des facteurs à prendre en compte dans les modalités d’exécution de la
peine, notamment en ce qui concerne la durée du maintien en détention » (§§ 45 et 43). La Commission
européenne des droits de l’homme avait par ailleurs eu l’occasion de préciser
que dans des situations médicales
particulièrement graves, la bonne administration de la justice pénale exige que
des « mesures de nature
humanitaire » soient prises pour y parer (ce qui signifie très
concrètement des mesures telles qu’une libération provisoire, un sursis à la détention
ou encore une grâce)[5].
En deuxième lieu, l’arrêt précise à nouveau que eu
égard à la condition du détenu, celui-ci doit pouvoir bénéficier des soins
appropriés[6] :
la Cour « se doit de vérifier que
des mesures ont été prises par les autorités pénitentiaires pour offrir au
requérant les soins prescrits par les médecins » (§ 57). En l’espèce,
les juges strasbourgeois observent que les soins de kinésithérapie prescrits
par l’ensemble des médecins ayant examiné le requérant n’ont pas été prodigués
pendant plus de trois ans, faute de personnel qualifié au sein du centre de détention
d’Uzerche (et n’ont ensuite pris la forme que d’une seule
courte séance hebdomadaire)[7]. Au-delà même des soins, c’est également la
difficulté d’accès aux équipements sanitaires que dénonce la Cour européenne,
confirmant ainsi sa volonté d’imposer aux Etats l’accessibilité architecturale
des bâtiments pour tous les types de détenus qui s’y trouvent incarcérés[8].
Ne pouvant accéder seul à ces équipements indispensables, le requérant, malade
particulièrement vulnérable, se trouve dans une situation de « dépendance (qui) l’expose à des situations
humiliantes vis-à-vis de (son) auxiliaire et des autres détenus du fait de son
incontinence » et pour effectuer sa toilette (§ 62). La Cour juge
d’ailleurs ici inappropriée la disposition introduite par la loi pénitentiaire
du 24 novembre 2009, permettant à toute personne détenue dans une situation de
handicap de désigner un aidant de son choix[9].
Selon elle, on ne peut « approuver
une situation dans laquelle le personnel d’une prison se dérobe à son
obligation de sécurité et de soins vis-à-vis des détenus les plus vulnérables
en faisant peser sur leurs compagnons de cellule la responsabilité de leur
fournir une assistance quotidienne ou, le cas échéant, des soins
d’urgence ; cette situation engendre de l’angoisse et les place dans une
position d’infériorité vis-à-vis des autres détenus » (§ 62). Ce refus
est conforme à l’attitude générale de la Cour qui, à plusieurs reprises, a exprimé
son opposition quant à la pratique de certains établissements pénitentiaires consistant à confier à des personnes non qualifiées la
responsabilité d’assister un individu malade ou handicapé[10].
Enfin, la Cour vérifie que les autorités étatiques concernées ont
bien pris des mesures adaptées à la situation, ce qui va au-delà des soins fournis,
en contrôlant notamment la mise en œuvre de mesures d’exécution de la peine
permettant dans certains cas d’accéder à des soins en dehors de la prison et
ce, même à la fin du maintien en détention pour les détenus les plus gravement
malades. L’Etat a en effet l’ « obligation, dans un État de droit »
de vérifier « la capacité à subir une détention » (§
48). Concernant la situation de Mohammed Helhal, l’analyse de la Cour est claire : «
le Gouvernement n’a pas démontré qu’une
solution ait été recherchée pour que le requérant puisse être transféré dans
une autre prison ou en milieu spécialisé » (§ 58). Si en la matière
l’attitude du requérant constitue toujours un élément important pour la Cour[11],
celle-ci écarte en l’espèce la réticence du requérant à un éventuel transfert,
en raison de l’éloignement familial qui en aurait résulté (§ 58). Cette
réticence ne saurait de toute manière « justifier l’inertie des
autorités pénitentiaires et sanitaires qui n’ont pas su coopérer pour lui
assurer les soins dont l’exigence avait été formulée par les médecins qui
l’avaient examiné » (idem). La Cour confirme ici la particulière
attention accordée à la situation des invalides et personnes handicapées en
prison[12]
qui, lorsqu’elles ne peuvent se déplacer en détention par leurs propres moyens,
sont soumises à un traitement dégradant prohibé par l’article 3 de la
Convention[13].
Cette nouvelle condamnation de la France[14]
démontre que les ambitieux objectifs de la loi du 18 janvier 1994 qui visaient
à accorder aux détenus le même niveau de soins qu'au reste de la population sont
toujours loin d’être atteints. Comme l’avait déjà souligné il y a plusieurs
années le Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et
de la Santé dans son avis n° 94 de novembre 2006 relatif à la médecine et à la
santé en prison, « l’accès aux soins et à la protection de la santé en
prison continue de poser des problèmes éthiques majeurs ». C’est à une
conclusion identique que parviennent les juges de Strasbourg presque dix ans
plus tard.
Jean-Manuel Larralde
[1] Voir la fiche thématique
de la Cour européenne des droits de l’homme « Droits des détenus en
matière de santé », www.echr.coe.int/Documents/FS_Prisoners_health_FRA.pdf
[2] En application de l’art. 720-1-1 CPP (dans cette
rédaction à l’époque des faits) :
« Sauf s’il
existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut
également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de
la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour
les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie
engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement
incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des
personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.
La suspension
ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent
de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations
énoncées à l’alinéa précédent. Toutefois, en cas d’urgence, lorsque le
pronostic vital est engagé, la suspension peut être ordonnée au vu d’un
certificat médical établi par le médecin responsable de la structure sanitaire
dans laquelle est pris en charge le détenu ou son remplaçant (...). »
[4] Voir également l’arrêt Kalashnikov c/ Russie, 15 juillet
2002, § 95.
[5] Com. EDH, Chartier c/ Italie, 8 décembre 1982, §
53. Solution confirmée par la Cour
européenne des droits de l’homme. Voir, inter
alia, l’arrêt Xiros c/ Grèce du 9
septembre 2010.
[7] §§ 57 et 58. La Cour balaie ici l’argument selon
lequel la responsabilité d’assurer la présence d’un kinésithérapeute au sein
d’une prison relève d’une administration différente de l’administration
pénitentiaire. Cela ne peut, en effet, « justifier un tel délai d’inertie
et n’exonère en tout état de cause pas l’État de ses obligations à l’égard du
requérant » (§ 58).
[9] Art. R. 57-8-6 du
Code de procédure pénale (CPP), issu du décret no 2010-1634 du 23 décembre 2010.
[10] Cour EDH, Kaprykowski c/
Pologne, 3 février 2009 ; Farbtuhs
c/ Lituanie, 2 décembre 2004 ; Grimailovs c/ Lettonie, 25 juin 2013 ; Semikhvostov c/ Russie, 6 février 2014.
[12] Lorsque les autorités nationales décident de placer ou de
maintenir en détention une personne invalide, elles doivent veiller avec une
rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent
aux besoins spécifiques de son infirmité. Cour EDH, Price c/ Royaume-Uni, précité ; Farbtuhs
c/ Lettonie, précité ; Zarzycki c/ Pologne,
12 mars 2013.
[13] Cour EDH, Cara-Damiani c/ Italie,
7 février 2012.
[14] Qui a pu être étrangement présentée dans certains médias comme “la
première condamnation de la France pour manque de soins apportés à un détenu
handicapé”. Le Monde, 19 février 2015.
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