Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen
Basse-NormandieCentre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
PROTECTION DES
DETENUS CONTRE LES VIOLENCES CARCERALES
Un
risque imminent de mauvais traitements infligés à un détenu vulnérable par ses
codétenus nécessite l’adoption par les autorités nationales de mesures
adéquates et l’accès à une voie de recours effective.
• Cour EDH, 29 octobre 2013, D.F. c/ Lettonie, req. n°
11160/07
« Prenant
en considération les longues craintes et angoisses ainsi que le risque imminent
de mauvais traitements éprouvés par le requérant durant une période de plus
d’un an à la prison de Daugavpils, ainsi que l’indisponibilité d’un recours qui
aurait permis de remédier à la situation, la Cour parvient à la conclusion
qu’il y a eu en l’espèce une violation de l’article 3 de la Convention »
(§ 95)
La Cour européenne
des droits de l’homme a posé depuis maintenant plusieurs années des exigences
jurisprudentielles cherchant à protéger
l’intégrité physique des personnes détenues et ce tant à l’égard des mauvais
traitements provenant du personnel pénitentiaire que des violences émanant des
détenus entre eux[1].
Concernant ce dernier type de situations, les juges de Strasbourg ont précisé
dans leur arrêt Pantea contre Roumanie du 3 juin 2003 (req. n° 33343/96),
que l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (qui prohibe
la torture ainsi que les peines ou traitements inhumains ou dégradants) fait reposer
sur les Etats une « obligation
positive de protéger l’intégrité physique (des détenus) dans le cadre de leur
devoir consistant à surveiller les personnes privées de liberté et à empêcher
qu’il soit porté atteinte à leur intégrité physique » (§ 195). Cette exigence se manifeste d’une
part par l’obligation imposée aux Etats de diligenter une enquête « approfondie
et effective », dès que sont allégués de manière plausible des mauvais
traitements en détention (§ 215). Elle oblige d’autre part les autorités
étatiques à faire tout ce que l’on peut « attendre d’elles pour
empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat » pour
l’intégrité physique des détenus, en prenant « dans le cadre de leurs
pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient évité un tel
risque » (§ 190). Comme l’a précisé plus récemment l’arrêt Đurđević c/ Croatie, du 19
juillet 2011 (req. n° 52442/09), ces
mesures «
doivent assurer une protection effective, en particulier aux personnes
vulnérables en détention placées sous le contrôle exclusif des autorités, et
doivent également inclure des garanties raisonnables permettant de prévenir les
mauvais traitements dont les autorités ont ou doivent avoir connaissance » (§ 102).
C’est dans cette
perspective que se situe l’arrêt D.F. contre Lettonie. Le requérant, qui
purgeait une peine d’emprisonnement de treize ans pour des crimes de nature
sexuelle, avait également effectué des missions d’informateur auprès de la
police. Cette double caractéristique en faisait un détenu particulièrement
vulnérable, exposé pendant plus d’une année à des actes de violence de la part
des autres détenus (et ce d’autant plus que les autorités pénitentiaires
l’avaient fréquemment changé de cellule). Contrairement à d’autres arrêts
rendus par la Cour en la matière et dans lesquels les requérants avaient fait
état de mauvais traitements avérés[2],
l’arrêt D.F. présente la
particularité de concerner un requérant qui n’a pas effectivement subi de telles
violences, mais qui était « seulement » exposé à un tel risque de
manière « imminente ». S’appuyant de manière importante sur les
« normes » du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT)[3],
la Cour fait ici peser une charge supplémentaire sur les Etats, afin de mieux
protéger les détenus « à risque », tels que les délinquants sexuels,
très souvent soumis aux actes de violence de leurs co-détenus. Cet arrêt permet
également à la Cour européenne des droits de l’homme de mettre à nouveau l’accent
sur l’existence de voies de recours efficaces et accessibles aux détenus[4].
Même si chacun sait que le développement du contentieux ne permettra pas de
résoudre tous les maux dont souffrent les prisons, l’accès au juge constitue
cependant une exigence incontournable pour que les détenus puissent obtenir les
mesures de réparation adéquates après la violation de leurs droits, ou pour éviter
de telles violations.
Cette
affaire constitue une nouvelle étape dans la jurisprudence de la Cour de
Strasbourg, qui cherche à renforcer la protection des personnes les plus
vulnérables dans les établissements pénitentiaires, qu’il s’agisse des mineurs[5],
des personnes âgées[6],
des personnes souffrant de troubles psychiatriques[7],
ou de handicaps physiques[8]….et
désormais de détenus qui, en raison de leur passé pénal ou de leurs activités,
se trouvent potentiellement exposés à la violence carcérale.
[1] Ce type de situation a été pris en compte par la loi
pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009, qui précise dans son article 44
que « L'administration pénitentiaire
doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son
intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels », que « même en l'absence de faute, l'Etat
est tenu de réparer le dommage résultant du décès d'une personne détenue causé
par des violences commises au sein d'un établissement pénitentiaire par une
autre personne détenue » et enfin que « toute personne détenue victime d'un acte de violence caractérisé commis
par un ou plusieurs codétenus fait l'objet d'une surveillance et d'un régime de
détention particuliers. Elle bénéficie prioritairement d'un encellulement
individuel ».
[2] On peut ici notamment penser aux arrêts Yuriy Illarionovich Shchokin c/ Ukraine du 3 octobre 2013 (req. n° 4299/03) ; Premininy c/ Russie du 10 février 2011 (req. n°44973/04), Stasi c/
France du 20 octobre 2011 (req. n° 25001/07) ; J.L. c/
Lettonie du 17 avril 2012 (req. n° 23893/06).
[3] Qui rappellent que « l'obligation
de prise en charge des détenus qui incombe au personnel pénitentiaire englobe
la responsabilité de les protéger contre d'autres détenus qui pourraient leur porter préjudice »,
s’exprimant par une « stratégie
efficace » de lutte contre la violence. CPT/Inf/E (2002) 1, Rev. 2009, § 27.
[4] Comme le font les Règles pénitentiaires européennes,
qui précisent que « Les détenus doivent avoir l’occasion de présenter
des requêtes et des plaintes individuelles ou collectives au directeur de la
prison ou à toute autre autorité compétente » (Règle
70.1).
[5] Voir, inter alia, Çoşelav c/ Turquie du 9 octobre 2012 (req. n° 1413/07).
[6] Voir, inter alia, Papon c/ France du 7 juin
2001 (req. n° 64666/01).
[7] Voir, inter alia, Renolde c/ France du 30
octobre 2008 (req. n° 5608/05).
[8] Voir, inter alia, Price c/ Royaume-Uni du 10
juillet 2001 (req. n° 33394/96).
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