Référence : Pierre V. Tournier, La Prison. Une nécessité pour la République, Préface d’Elisabeth Guigou, Les Editions Buchet & Chastel, coll. « Essais & Documents», février 2013, 261 p., ISBN 978-2-283-02590-1
Si la détention n’est pas, en soi, une atteinte à la dignité de
la personne, la légitimité de la prison, en démocratie, ne repose-t-elle pas,
avant toutes choses, sur la sécurité des biens et des personnes qui doit régner
dans l’ensemble des établissements pénitentiaires ? Ainsi la loi
pénitentiaire de 2009, précise, dans son article 44, que « L'administration pénitentiaire doit assurer
à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en
tous lieux collectifs et individuels. Même en l'absence de faute, l'Etat est
tenu de réparer le dommage résultant du décès d'une personne détenue causé par
des violences commises au sein d'un établissement pénitentiaire par une autre
personne détenue ». Principe de cohérence absolu : un lieu où
l’on retient, par la force légitime de l’Etat, celles et ceux qui ont violé la
loi ou sont soupçonnés de l’avoir violée se doit d’être irréprochable sur le
terrain du respect de la loi. Dans leur rapport d’évaluation intitulé « Loi pénitentiaire : de la loi à la réalité de la vie carcérale »,
les sénateurs Nicole Borvo Cohen-Séat et Jean-René Lecerf déclarent soutenir la
préconisation que j’avais présentée devant eux « d’établir des critères de la sécurité des établissements. Il paraît indispensable,
dans cet esprit, de mesurer la nature des infractions commises en prison, l’information dont
dispose l’administration sur ces incidents, le rôle joué par le parquet et
l’effet des réponses apportées »[1].
Nous avons quelques raisons de
penser qu’une telle préoccupation, en termes de connaissance et de transparence,
n’est guère partagée par les responsables actuels de la direction de
l’administration pénitentiaire et qu’il faudrait une forte volonté politique
pour que cela change. En 2011, nous avions construit un projet de recherche
avec l’Institut national des hautes
études de la sécurité et de la justice. L’INHESJ m’en avait confié la direction
scientifique. Le projet avait pour intitulé « Crimes, délits et contraventions commis dans le cadre du placement sous
écrou : dimensions du phénomène, réponses administratives et judiciaires
apportées et possibilités d’en réduire l’importance par l’application des
règles pénitentiaires européennes et de la loi pénitentiaire du 24 novembre
2009 ». Pour convaincre l’administration pénitentiaire de bien vouloir
coopérer à un tel programme, nous ouvrir « ses » portes, « ses »
fichiers, « ses » archives, nous laisser interroger fonctionnaires et
personnes détenues, notre argumentation était la suivante. La nouvelle version des Règles pénitentiaires européennes (RPE)
adoptée par le Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006 et la loi pénitentiaire
du 24 novembre 2009 sont venues renforcer la légitimité du recours au
placement sous écrou pour lutter contre les délits et les crimes, dans le
respect de la dignité de la personne et de ses droits fondamentaux. Mais qu’il
s’agisse des recommandations européennes ou des avancées de la loi française,
leur application rencontre une même exigence : le placement sous écrou
doit se faire dans le respect de la loi de la part des prévenus et condamnés,
de leurs proches comme de tous les acteurs professionnels ou bénévoles. On sait
qu’il n’en est pas ainsi. Dans notre projet, nous rappelions les maigres
données dont nous disposons sur les faits de violences entre personnes
détenues : homicides (4 en 2010, 3 en 2011), actes de torture ou de
barbarie, agressions sexuelles, actes d’humiliation, de racket, de violence
avec arme ou objet faisant fonction, ou de rixes[2].
Pointe visible de l’iceberg ? Nous n’en savons rien. Comme nous ne savons
rien du traitement administratif - informel ou formel - et/ou judiciaire de ces
actes.
En effet, à notre connaissance, cette
question des illégalismes dans le cadre du placement sous écrou n’a fait
l’objet d’aucune tentative d’évaluation, à vocation exhaustive, dans notre pays[3]. Nous
l’avons rappelé, l’exécution de la peine privative de liberté doit permettre
aux condamnés de « mener une vie
responsable et exempte d’infractions pénales. Tel est le sens de la
peine défini dans la RPE n°106.1, comme dans l’article 1er de la loi
pénitentiaire. Cet objectif n’est pas simplement renvoyé à l’après-détention
(préparation à la sortie en fin de peine ou en libération conditionnelle), il
doit s’appliquer « ici et maintenant », c’est-à-dire de l’écrou à la
levée d’écrou. Peut-on poursuivre un tel objectif sans réduire, au maximum,
l’usage des substances interdites, les trafics, les menaces et chantages, les
agressions sexuelles et autres actes de violences ? Comment peut-on
développer les activités au sein de la détention ou l’expression collective des personnes détenues
dans un espace de non-droit ?
Mais on peut aussi inverser le
raisonnement : nombre de prescriptions du Conseil de l’Europe ou de la loi
française nous paraissent susceptibles de favoriser la réduction des délits et
des crimes commis dans le cadre du placement sous écrou, et ce quels qu’en soient
les auteurs ou les victimes. Nous pensons, de nouveau aux activités des placés
sous écrou – hors de la cellule -, à l’expression collective des détenus, mais
aussi à l’encellulement individuel (plus d’un quart des faits de violences
recensés en 2009 ont eu lieu en cellule) ou aux régimes différentiés[4].
Ce
« cercle vertueux » était donc au cœur de la recherche stratégique
que nous nous proposions de mener avec l’INHESJ, stratégique au sens où nombre
de règles pénitentiaires européennes ne sont pas encore réellement appliquées
en France[5], où
la loi pénitentiaire est loin d’être entrée en vigueur, dans toutes ses
dimensions[6]. Il
s’agissait donc à la fois de décrire la situation actuelle, d’analyser comment
elle pourrait évoluer positivement, dans les années à venir, par l’application de
ces prescriptions et de définir des « indicateurs de qualité » de la
sécurité dans les établissements pénitentiaires.
Le fait de
s’intéresser à toutes les infractions nous paraissait, évidemment,
indispensable. Aussi proposions-nous, une typologie des affaires comportant 5
niveaux :
a. le lieu de la commission des faits, selon
trois modalités, infractions internes, infractions externes, infractions internes-externes ;
b. la qualification juridique, en distinguant
les infractions sans victime directe (par exemple corruption de fonctionnaire,
destruction, évasion, infractions sur les stupéfiants, remise illégale
d’argent, de correspondance, d’objet) et les infractions avec victime ;
c. La qualité de la victime (s’il y a lieu),
selon 5 modalités, fonctionnaires pénitentiaires ou assimilés, autres
intervenants professionnels en détention (magistrats, avocats, enseignants,
personnels soignants, salariés d’entreprises…), intervenants bénévoles en
détention (visiteurs de prison, membres d’autres associations humanitaires…),
personnes sous écrou (détenues et non détenues[7]),
personnes extérieures en relation avec les personnes sous écrou (famille des
personnes sous écrou, proches, complices, autres…) ;
d. La distinction entre affaires à auteur unique et
affaires avec au moins deux auteurs ;
e. La qualité de l’auteur (même distinctions que pour
la victime).
Pour le lieu de la commission des faits,
nous avions retenu les définitions suivantes :
-
Infractions internes : l’infraction a été, intégralement, commise au sein
de l’établissement, sans intervention extérieure. Exemples : coups et blessures volontaires commis par un
détenu sur un autre détenu dans la cour de promenade, coups et blessures
volontaires commis par un surveillant sur un détenu dans sa cellule,
prostitution interne, trafics internes entre détenus, etc. Il s’agit alors
d’une question de « police intérieure » à l’établissement.
- Infractions externes : l’infraction a
été, intégralement, commise hors des établissements pénitentiaires par une
personne sous écrou non détenue (placement sous surveillance électronique ou
placement extérieur sans hébergement pénitentiaire) ou par une personne détenue
faisant l’objet d’un aménagement de peine (semi-liberté, placement extérieur
avec hébergement pénitentiaire, permission de sortir). Exemple : conduite
sans permis d’un condamné en semi-liberté, viol commis par un condamné bénéficiant
d’un placement sous surveillance électronique, etc.
- Infractions internes-externes : l’infraction ne
se limite pas à une affaire interne à l’établissement. Exemple :
introduction de stupéfiants, entrées et sorties illégales de correspondance,
évasion, parloir sauvage, poursuite, en
détention d’une activité illégale après mise sous écrou (proxénétisme,
association de malfaiteurs, activités terroristes, activités à caractères
sectaires, …). Les infractions commises au cours d’un transfèrement (avec ou
sans complicité extérieure) entrent dans cette catégorie.
Une
recherche entravée
Indépendamment de notre forte implication
personnelle dans ce projet, il importe d’insister ici sur l’attitude de
l’administration pénitentiaire, dans cette affaire. Car elle illustre fort bien
ce « syndrome de la forteresse assiégée » entretenu par l’activisme
des abolitionnistes qui y trouvent, d’ailleurs, la confirmation de leurs
thèses. A la suite d’une réunion, le 8 février 2012, entre le l’INHESJ, porteur
institutionnel du projet et les services de la direction de l’administration
pénitentiaire (Bureau des études et de la prospective et inspection des
services pénitentiaires), le directeur de l’INHESJ recevait un courrier du
directeur de l’administration Pénitentiaire (DAP), daté du 14 mars 2012[8]. Le
préfet Henri Masse reconnaissait « l’intérêt de la thématique » pour
l’administration dont il avait la charge, mais trouvait le champ de la
recherche « excessivement large » (sic), demandant, sans la moindre
argumentation, que la recherche soit limitée « aux crimes et délits commis
par les personnes sous écrou ». Ce qui serait une façon de dénaturer
gravement le sens de la recherche. Ainsi
le DAP ne souhaitait-il pas que l’on s’intéressa, scientifiquement (dans le
respect scrupuleux de l’anonymat des personnes concernées) aux infractions
commises par d’autres personnes que les personnes écrouées[9] et en
particulier par les fonctionnaires pénitentiaires, ainsi qu’aux suites
administratives et/ou judiciaires de ces affaires. Encore plus surprenant, il
nous était répondu que l’étude des délits et des crimes, c’était bien
suffisant ; pas besoin de s’intéresser aux contraventions. C’est
évidemment vouloir ignorer que les coups et blessures volontaires sont les
infractions les plus fréquemment commises en détention[10] et
que dans ce domaine, la distinction entre délits et contraventions de 5ème
classe est réellement problématique : si l’interruption temporaire de
travail (ITT) est supérieure à 8 jours, c’est un délit, si l’ITT est inférieure
ou égale à 8 jours, c’est une contravention de 5ème classe.
Par ailleurs, la lettre confirmait,
involontairement, la pauvreté des instruments d’analyse développés par l’administration, indiquant, que
« les données objectivables (statistiques
notamment) produites par la DAP, ne sont que partiellement exploitables en l’état
car constituées dans un souci opérationnel ». Comprenne qui
pourra !
Enfin, le DAP écrivait que nous faisions un
« contresens - pas moins - en pensant que la loi pénitentiaire était
venue renforcer la légitimité du recours au placement sous écrou pour lutter
contre les crimes et les délits, lors même « qu’à la lecture de l’article
65 de la loi on est conduit à la
conclusion inverse ». L’article 65 indique « qu’en matière correctionnelle, en dehors des condamnations en récidive
légale prononcées en application de l'article 132-19-1, une peine
d'emprisonnement sans sursis ne peut être prononcée qu'en dernier recours si la
gravité de l'infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine
nécessaire et si toute autre sanction est manifestement inadéquate ; dans ce
cas, la peine d'emprisonnement doit, si la personnalité et la situation du
condamné le permettent, et sauf impossibilité matérielle, faire l'objet d'une
des mesures d'aménagement prévues aux articles 132-25 à 132-28. »
Ainsi pour l’administration, la loi
pénitentiaire, en favorisant le développement, sous certaines conditions, des
aménagements de peine sous écrou,
viendrait affaiblir la légitimité du recours au placement sous écrou pour
lutter contre les crimes et les délits. Là encore comprenne qui pourra. L’idée
que nous défendions était pourtant assez simple : la loi pénitentiaire
(comme les RPE) en favorisant les droits des détenus, en améliorant les
conditions de détention et en réduisant la surpopulation retire autant
d‘arguments aux contempteurs de la prison et, de ce fait, renforce la
légitimité (politique) de la privation de liberté comme mesure ou sanction de
dernier recours.
Malgré
les obstacles, cette recherche, de grande ampleur, se fera-t-elle dans l’avenir ? Nous l’espérons. Mais
nous restons bien conscients qu’elle nécessite des relations d’étroites
confiances entre représentants de l’administration pénitentiaire et chercheurs - indépendants - chacun sachant rester dans
son rôle[11].
[2] Malgré
nos demandes répétées, la direction de
l’administration pénitentiaire ne nous a pas fourni, pour 2010 et 2011 les
données détaillées que nous avions obtenues pour 2009. Nouvel exemple de
l’attitude arbitraire de cette administration en matière de diffusion
statistique, et ce en contradiction avec la loi du 17 juillet 1978 qui reconnaît
à toute personne le droit d’obtenir communication des documents détenus par une
administration.
[3] Un
certain nombre de travaux a bien été mené sur « la violence en
prison », mais sans qu’il ne s’agisse de recherches évaluatives
reposant sur des objectifs d’exhaustivité, voire même de représentativité. Voir
Chauvenet A. , Rostaing C., Orlic F., La
violence carcérale en question, PUF, coll. « Le Lien social »,
2008, 347 p.
- Collectif, Violences en prison, Paris, Ministère de
la Justice, Ecole nationale d’administration pénitentiaire, octobre 2005.
- Direction de
l’administration pénitentiaire, Missions
de réflexion sur les violences entre personnes détenues, Paris, Ministère
de la justice et des Libertés, juin 2010, 37 p.
[8]
Coïncidence malheureuse, le 15 février 2012, Florent Gonçalves, directeur de la maison d’arrêt de
Versailles et Emma S qui avait été l’appât du gang des barbares, attirant
Illan Halimi dans un guet-apens mortel, étaient
jugés pour avoir entretenu une liaison interdite derrière les barreaux. Une
affaire qui fit grand bruit. Le fonctionnaire fut condamné à deux ans de
prison, dont un an avec sursis, 10 000 euros d'amende et l'interdiction
définitive d'exercer une fonction publique. La jeune femme fut condamnée à un an de prison, assorti de huit
mois de sursis.
[9] On notera que les associations qui
interviennent en prison, comme l’Association nationale des visiteurs de prison
(ANVP) ou le Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes
incarcérées (GENEPI), sont extrêmement attentives à leurs modes de recrutement
et de formation afin que leurs membres respectent la loi. Il n’en reste pas
moins que des incidents peuvent se produire et que le sujet mérite examen, sans
tabou. Exemple : en 2010, un visiteur de prison – non membre de l’ANVP - fut
poursuivi pour avoir introduit, dans une maison d’arrêt de l’ouest, des
produits stupéfiants, de l’argent et des téléphones portables et condamné à
deux ans d’emprisonnement dont huit mois avec sursis.
[11] Dans son
courrier, le DAP allait jusqu’à remettre en cause le choix de l’INHESJ,
organisme dépendant directement du Premier Ministre, de nous confier la direction
scientifique de la recherche à travers
cette phrase d’anthologie : « Dans
l’hypothèse où la nouvelle version du projet viendrait à recevoir notre accord,
la question de la direction scientifique de ce projet méritera une réflexion
que nous pourrions mener ensemble du fait notamment de l’étendue des
prestations demandées aux services de l’administration pénitentiaire. »