LA PRISON N’EST PAS UN INSTRUMENT
DE LUTTE CONTRE LES OPPOSANTS POLITIQUES
Même
légale, la détention préventive d’un ancien Premier ministre viole la
Convention européenne des droits de l’homme si son but véritable était de faire
pression sur l’intéressé
• Cour EDH, 14 juin 2016, Merabishvili c/ Georgie, req. n°
72508/13 (en anglais)
« Indéniablement,
la perspective d’une détention ne peut être utilisée comme le moyen d’exercer
une pression morale sur un accusé » (§ 106).
Sans contester la nécessité pour les autorités
compétentes de recourir aux privations de liberté, avant ou après jugement, la
Cour de Strasbourg opère depuis plusieurs années un véritable travail de
« cantonnement » de la prison, en rappelant régulièrement aux Etats
européens la nécessité de ne recourir à celle-ci que dans des cas justifiés et
donc « nécessaires dans une société démocratique » pour reprendre le
vocabulaire en usage à Strasbourg. L’arrêt Merabishvili
rendu le 14 juin 2016 apporte une nouvelle contribution à cette jurisprudence.
Le requérant a ici fait l’objet d’une détention
préventive, dans le cadre de plusieurs procédures pénales lancées à son
encontre, concernant des achats de votes, divers détournements de fonds et une
violation de domicile. Pour les juridictions internes, cette privation de
liberté était motivée par les risques de fuite ou d’obstruction à l’enquête. Ne
parvenant pas à obtenir des tribunaux géorgiens la transformation de la détention
préventive en une mesure non privative de liberté, M. Merabishvili va
finalement être condamné à cinq ans de prison (d’autres procédures étant encore en cours).
Ayant saisi la Cour européenne des droits de l’homme,
le requérant a obtenu la condamnation de la Géorgie, à l’issue d’un
raisonnement révélateur de la volonté des magistrats strasbourgeois d’interdire
toute dérive du recours aux mesures privatives de liberté. Ceux-ci ont en effet
refusé de reconnaître la violation des articles 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) et 5
§ 3 (droit à être jugé dans un délai raisonnable ou d’être libéré pendant la
procédure). Fondées sur le code de procédure pénale (CPP) géorgien, les
décisions judiciaires prises par la Cour de Kutaisi étaient bien légales[1],
puisqu’elles ne privaient pas l’intéressé de sa liberté pour une période
indéterminée sans possibilité de contrôle juridictionnel (§ 71 et s.), et étaient
fondées sur des motifs pertinents eu égard aux faits reprochés à l’intéressé
puisqu’il existait bien un risque qu’il influe sur l’enquête en cours et même
prenne la fuite[2]. Seul
le contrôle du maintien en détention provisoire est jugé trop superficiel par
la Cour européenne et n’a donc pas respecté les exigences conventionnelles[3]
(§ 91-92). Mais le plus important n’est pas là. L’essentiel du raisonnement de
la Cour est en effet fondé sur une violation combinée des articles 5§1 et 18 de
la Convention (limitation de l'usage des restrictions aux droits). Requérant
devant la Cour européenne des droits de l’homme, M. Merabishvili est surtout l’un
des cadres du Mouvement national uni (MNU) géorgien, ayant occupé les fonctions
de Premier ministre au cours de l’année 2012, et devenu l’un des leaders de
l’opposition depuis l’arrivée de la coalition « Rêve géorgien » aux
élections législatives d’octobre 2012. C’est dans ce cadre politique très
particulier (§ 104 de l’arrêt) qu’est examiné l’affaire. Pour la Cour de
Strasbourg la détention provisoire de cette personnalité de premier plan n’a
pas seulement été motivée par des contraintes pénales, mais par la volonté de faire
pression sur lui afin de recueillir des informations dans d’autres affaires
sensibles. Le déroulement de cette détention provisoire s’est en effet avéré
très particulier, puisque M. Merabishvili a été discrètement extrait de sa
cellule en pleine nuit, afin d’être interrogé par le chef de l’administration
pénitentiaire et le Procureur général, qui l’ont menacé en vue d’obtenir des éléments
sur le décès de l’ancien Premier ministre Zurab Zhvania en 2005, ainsi que sur
des comptes bancaires secrets de l’ancien président géorgien. De même, la Cour
est réceptive aux arguments du requérant qui indique que son incarcération
visait à l’isoler de la vie politique et à porter atteinte au mouvement
politique dont il venait d’être élu secrétaire général. Le moment de son
incarcération n’a effectivement pas été fortuit, car il l’a empêché de se présenter
aux élections présidentielles d’octobre 2013.
L’arrêt Merabishvili se situe indéniablement dans la continuité des arrêts Lutensko c/ Ukraine du 3 juillet 2012 et
surtout Timochenko c/ Ukraine du 20
avril 2013[4]
qui avaient déjà dénoncé l’utilisation du placement en détention de
personnalités politiques de haut niveau pour des motifs uniquement politiques.
Les conclusions de ces jurisprudences concordantes sont simples : la
prison, outil relevant du seul champ pénal, ne peut en aucun cas être utilisée
comme un instrument politique. Ici réside l’une des exigences incontournables
des démocraties libérales pluralistes dont la Cour cherche inlassablement à
imposer le modèle.
Jean-Manuel Larralde, professeur
à l’Université de Caen-Normandie
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[1] Même si les décisions
se sont référées à l’article 105 du CPP au lieu de citer la référence
pertinente (l’article 205). Pour la Cour, cette substitution de base légale n’a
pas entaché la procédure, car l’intéressé était entouré d’avocats qui, en tant
que professionnels du droit, devaient être au courant de cette pratique
habituelle des tribunaux judiciaires géorgiens (§ 74).
[2]
La Cour rappelle que M. Merabishvili
avait en sa possession plusieurs passeports internationaux, que son épouse a
immédiatement quitté le pays le jour de sa convocation par les autorités
d’enquête, et que les enquêteurs ont découvert d’importants montants d’argent
liquide dans l’appartement, ce qui pouvait suggérer des préparatifs de fuite (§
79).
[3]
Pour la Cour, les juges géorgiens n’ont
pas suffisamment explicité les motifs du maintien en détention et n’ont pas
envisagé d’autres mesures non privatives de liberté qui auraient pu se
substituer à la détention préventive.
[4]
Cités par le requérant (§ 95 de l’arrêt) et par la Cour (§ 103 de l’arrêt).