professeur à l’Université de Caen-Normandie
Les détenus ne sont pas des travailleurs
comme les autres !
La
Cour européenne des droits de l’homme valide l’obligation de travailler imposée
à un détenu ayant atteint l’âge de la retraite
• Cour EDH, 9 février 2016, Meier c/ Suisse, req. n°
10109/14
La Règle pénitentiaire européenne no
105.2, « formulée de manière assez
ouverte (…) n’impose pas de régime uniforme quant à l’obligation de travailler
des prisonniers qui ont atteint l’âge de la retraite. En tout état de cause, la
Cour estime qu’il ne faut pas nécessairement interpréter cette règle comme
imposant aux États membres
une interdiction absolue de travail en faveur des prisonniers ayant atteint
l’âge de la retraite » (§ 78).
Le très abondant contentieux de l’article 3 de la
Convention européenne des droits de l’homme (prohibition de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants) appliqué aux personnes privées de
liberté ne doit pas faire oublier que les autres dispositions du texte de 1950
ont également vocation à s’appliquer à la situation de ces requérants
spécifiques comme nous le rappelle l’original arrêt Meier c/ Suisse du 9 février 2016.
Détenu dans une prison suisse, M. Meier a demandé à être dispensé
du travail auquel il était astreint dans le cadre de l’exécution de sa peine.
Cette demande fut non seulement rejetée, mais elle aboutit surtout à ce que M.
Meier soit soumis à un régime carcéral plus sévère, ce qui sera par la suite
annulé par les juridictions internes. Dans un arrêt du 15 février 2003, la Cour
fédérale a par contre confirmé l’obligation de travailler qui lui avait été
imposée, en jugeant qu’une telle décision n’est pas en soi contraire aux droits
de l’homme, à condition que le travail soit adapté aux capacités, à la
formation et aux intérêts du détenu. M. Meier va alors porter l’affaire devant
la Cour européenne des droits de l’homme, en estimant que l’obligation de
travail constituait une violation de l’article 4 de la Convention de 1950 qui
prohibe le travail forcé[1].
Ayant en effet atteint l’âge légal de la retraite, il indique qu’il ne peut
plus être astreint à un quelconque travail.
Face à ce problème juridique qui constituait une
première pour les juges strasbourgeois[2],
la Cour adopte une attitude très prudente, qui peut sembler assez étonnante eu
égard au libéralisme dont fait souvent preuve cette juridiction depuis le
milieu des années 1970 à l’égard des personnes privées de leur liberté. L’arrêt
aboutit, en effet, à un constat de non violation de l’article 4 de la
Convention. Précisant qu’il n’existe « aucun
consensus européen » concernant la possibilité d’obliger les détenus à
travailler au delà de l’âge légal de la retraite[3],
la Cour, utilisant ici ses habituelles grilles d’analyse, en conclut que les
autorités suisses bénéficient sur cette question d’une « marge d’appréciation considérable »
(§ 77). Suivant l’argument mis en avant par le Gouvernement suisse, la Cour
voit dans le travail en détention (même après l’âge de la retraite) l’un des
éléments permettant de réduire « (l)es effets nocifs de la détention »
(§ 73). On peut s’étonner de cette analyse qui ne semble pas cohérente avec la Règle pénitentiaire
européenne (RPE) n° 105.2 (même lue de manière « ouverte » !) qui indique que « les détenus condamnés n'ayant pas atteint l'âge normal de la
retraite peuvent être soumis à l'obligation de travailler, compte tenu de
leur aptitude physique et mentale telle qu'elle a été déterminée par le médecin
»[4].
Certes, chacun sait que ces Règles, normes de soft law, ne présentent pas de caractère obligatoire. Mais la Cour les
a jusqu’à présent surtout utilisées (ainsi que les normes du Comité européen
contre la torture - CPT) dans un sens conforme à leur libellé et non en
restreignant leur champ d’application, ce qui est pourtant bien le cas en
l’espèce. Cette distorsion de la Règle n° 105.2 permet à la Cour de Strasbourg
de conclure que « le travail
obligatoire effectué par le requérant pendant sa détention (…) après avoir
atteint l'âge de la retraite, peut être considéré comme un “travail requis
normalement d'une personne soumise à la détention” » (§ 79), faisant
ainsi rentrer la situation du requérant dans la première exception prévue par
l'article 4 §3 a) de la Convention de 1950, et ne constituant donc pas un
travail forcé. Reposant sur une lecture très contestable des RPE, l’arrêt Meier présente cependant l’intérêt de rappeler
de manière utile aux
quarante-sept Etats du Conseil de l’Europe que toute astreinte au travail pour
les détenus « doit être adaptée,
selon les circonstances, aux aptitudes, à la capacité de travail et à l’état de
santé » des intéressés (§ 74). En l’espèce, l’arrêt souligne que M.
Meier a fait l’objet d’une obligation adaptée à sa situation, puisqu’il ne
travaille qu’environ trois heures par jour, soit dix-huit heures et vingt
minutes par semaine. Il n’est par ailleurs pas intégré aux autres travailleurs
de la prison, car il exécute sa tâche, avec d’autres détenus dans sa situation,
dans une aile spéciale de la prison. Enfin, précision importante, ce travail
fait l’objet d’une rémunération.
Cette décision présente évidemment un écho
particulier en France, puisque le juge constitutionnel a été amené à se
prononcer récemment sur une autre question relative au travail en détention,
qui est celle de la nature de l’acte juridique sur lequel reposent les
activités professionnelles des personnes détenues. Dans sa décision n° 2015-485
QPC du 25 septembre 2015, le Conseil constitutionnel, malgré une intense
mobilisation de professionnels de la justice et d’universitaires[5],
a jugé que l’ « acte d’engagement » (document signé par le chef
d'établissement et la personne détenue, qui énonce les droits et obligations
professionnels de celle-ci ainsi que ses conditions de travail et sa
rémunération) ne viole ni la liberté contractuelle, ni le principe de dignité
des personnes.
Le Conseil constitutionnel et
la Cour européenne des droits de l’homme se rejoignent donc dans leurs
jurisprudences, en admettant un régime juridique du travail en prison largement
dérogatoire du droit commun. Ces positions très restrictives ne semblent pas vraiment
en phase avec les Règles pénitentiaires 5 et 3 qui prévoient respectivement que
« la vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les
aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison » et que « les restrictions imposées aux personnes privées de liberté doivent être
réduites au strict nécessaire et doivent être proportionnées aux objectifs
légitimes pour lesquelles elles ont été imposées » et qui devraient donc
aboutir à reconnaître un statut de détenu-travailleur, comparable à celui
existant dans la société libre.
Jean-Manuel Larralde
1 Nul ne peut
être tenu en esclavage ni en servitude.
2 Nul ne peut
être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
3 N'est pas
considéré comme «travail forcé ou obligatoire» au sens du présent
article :
a tout travail
requis normalement d'une personne soumise à la détention dans les conditions
prévues par l'article 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en
liberté conditionnelle ;
b tout service
de caractère militaire ou, dans le cas d'objecteurs de conscience dans les pays
où l'objection de conscience est reconnue comme légitime, à un autre service à
la place du service militaire obligatoire ;
c tout service
requis dans le cas de crises ou de calamités qui menacent la vie ou le bien‑être
de la communauté ;
d tout travail
ou service formant partie des obligations civiques normales.
[2] La Cour de Strasbourg avait toutefois déjà eu l’occasion de se prononcer sur la question du travail en prison dans son arrêt Stummer c/ Autriche du 7 juillet 2011, dans lequel la Grande Chambre avait jugé que le travail d'un détenu ne prévoyant aucune affiliation au régime de pensions de retraite ne violait pas la Convention de 1950.
[3] La Cour s’appuie ici sur une étude comparative menée dans seulement vingt-huit Etats (sur les quarante-sept que compte le Conseil de l’Europe), qui a permis de conclure que dans seize Etats membres, les détenus condamnés ne sont pas contraints à travailler après avoir atteint l’âge de la retraite. Dans les douze autres Etats membres examinés, la question litigieuse n’est pas explicitement réglée en droit interne, mais ces pays prévoient des exceptions à l’obligation de travailler des prisonniers en fonctions de leurs capacités et de leur âge (§ 30 et s. de l’arrêt).