Suicides
en prison
Les
autorités françaises doivent renforcer les mesures mises en place pour protéger
les détenus présentant les tendances suicidaires
• Cour EDH, 4 février 2016, Isenc c/ France, req. n° 58828/13
« Dans certaines circonstances bien définies (l’)
article (2 de la Convention) met à la charge des autorités l’obligation
positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger
l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières contre
lui-même » (§ 37).
« Dans
les prisons françaises, près d’un décès sur deux est un suicide ». Cette
phrase glaçante, extraite d’un mémo de l’Institut National des Etudes
Démographiques[1]
démontre l’importance de l’autolyse dans les établissements pénitentiaires
français. Cette question a déjà été prise en compte par la Cour de Strasbourg qui
a condamné la France à plusieurs reprises pour n’avoir pas pris les mesures
adaptées à la protection de détenus suicidaires[2].
L’arrêt Isenc
du 4 février 2016 constitue donc une nouvelle condamnation de la France pour
violation de l’article 2 (droit à la vie). Placé en détention provisoire et
signalé par le juge d’instruction aux autorités pénitentiaires comme
« fragile » et nécessitant une surveillance particulière, le fils du
requérant s’est pendu douze jours après son incarcération, profitant de
l’absence de ses deux co-détenus dans la cellule.
Pour les juges européens, les mesures prises par
l’administration pénitentiaire (placement de l’intéressé en cellule
collective ; ronde de surveillance chaque heure…) n’ont été ni adaptées ni
suffisantes et les autorités étatiques ont donc manqué à leur obligation
positive de protéger la vie de M. Isenc[3]. En
effet, la Cour précise « qu’il ne
saurait être question de réduire la prise en charge d’une personne détenue en
détresse aux seules mesures de surveillance »
(§ 44). Détenu « primaire » et signalé dès le
début de son incarcération comme présentant des tendances suicidaires (§ 49),
le fils du requérant n’a, semble-t-il, fait l’objet d’aucune surveillance
médicale spécifique, alors qu‘un contrôle de santé lors de son admission aurait
constitué « une mesure de précaution
minimale » (§ 45).
Au-delà de la situation tragique de l’intéressé,
l’arrêt présente aussi une portée plus générale, en invitant à nouveau la
France à prendre des mesures concrètes permettant de mieux renforcer les liens
entre les services de l’administration pénitentiaire et les services de soins
intervenant en prison[4].
En effet, depuis la loi du 18 janvier 1994, les services médicaux intervenant
auprès des détenus ne relèvent pas juridiquement de l’administration
pénitentiaire, puisque les Unités de consultations et de soins ambulatoires
(UCSA), comme les Services Médico-Psychologiques Régionaux (SMPR), sont confiés
au service public hospitalier. Les dysfonctionnements pointés dans l’arrêt Isenc démontrent que seule une
collaboration plus efficace de ces différents services permettra de mieux
protéger les détenus présentant des tendances suicidaires, que la Cour
considère comme des personnes « vulnérables »[5]. Un
tel rapprochement ne constitue pas une idée développée par les seuls juges européens,
puisqu’une circulaire du garde des Sceaux et du ministre délégué à
la Santé de 2002 a déjà souligné « que
la prévention des suicides passe par une parfaite coordination, notamment entre
les établissements de santé et les établissements pénitentiaires »[6].
Jean-Manuel Larralde, professeur
à l’Université de Caen-Normandie
[2] Voir inter
alia les arrêts Rivière c/ France
du 11 juillet 2006, Renolde c/ France
du 16 octobre 2008 et Ketreb c/ France
du 19 juillet 2012.
[3]
Dans la jurisprudence strasbourgeoise, les « obligations positives »
signifient que le respect de la Convention européenne des droits de l’homme ne
se limite pas à ce que les Etats ne violent pas les droits protégés par ce
texte. Dans de nombreux domaines, les Etats doivent également prendre des
mesures concrètes pour rendre l’exercice des droits effectif. Ainsi, « l’article 2 de la
Convention astreint l’État à s’abstenir de provoquer volontairement la mort,
mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des
personnes relevant de sa juridiction » (Cour EDH, L.C.B. c/ Royaume-Uni, 9 juin 1998).
[4]
Dans son arrêt Helhal c/ France du 19
février 2015, la Cour européenne des droits de l’homme indiquait déjà (à propos
de l’insuffisance de soins de kinésithérapie pour un détenu en fauteuil
roulant) que « si
la responsabilité d’assurer la présence d’un kinésithérapeute au sein de cette
prison relève d’une administration différente de l’administration
pénitentiaire, cela ne peut justifier un tel délai d’inertie et n’exonère en
tout état de cause pas l’État de ses obligations à l’égard du requérant »
(§ 58).
[6]
Voir les §§ 26 et 44 de l’arrêt et la Circulaire
conjointe NOR JUS02400 75 C du 26
avril 2002 relative à la prévention du suicide dans les établissements
pénitentiaires.
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