Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
LES ECHANGES ENTRE DETENUS ET AVOCATS DOIVENT FAIRE L’OBJET
D’UNE PROTECTION RENFORCEE
• Cour EDH, 27 octobre 2015, R. E.
c/ Royaume-Uni, req. n° 62498/11
« La Cour considère (…)
que la surveillance d'une consultation légale constitue une intrusion d’une
forte intensité vis à vis des droits qu'ont les personnes au respect de leur
correspondance et de leur vie privée ; d'une intensité plus forte encore que
dans les arrêts Uzun (2010) ou
même Bykov (2009). Par
conséquent, dans de telles affaires la Cour vérifiera que des garanties soient
mises en place afin de protéger les individus d'une interférence arbitraire
avec les droits qui leurs sont garantis par l'article 8, comme elle l'a requis
dans les affaires concernant l'interception des communications, au moins dans
la mesure où ces principes peuvent être appliqués à la forme de surveillance en
question » (§ 131).
Dans son arrêt Kennedy
c/ Royaume-Uni du 18 mai 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a
reconnu aux Etats européens une grande latitude d’action
dans la mise en œuvre des mesures de surveillance secrètes des communications. Ces techniques,
constituant une ingérence indéniable dans le droit à la vie privée des
intéressés, ont été jugées comme poursuivant des buts
légitimes qui consistent à protéger la sécurité nationale et le bien-être
économique du pays ainsi qu’à prévenir les infractions pénales. La Cour a notamment accordé aux autorités nationales
une très large marge d’appréciation concernant la durée globale des mesures
d’interception et leur renouvellement (pouvant être décidés par un ministre et
non systématiquement autorisés par le juge), le traitement, la communication et
la destruction des données. Les juges strasbourgeois ont été convaincus par les
garanties prévues par le droit britannique (les communications ne pouvaient
porter que sur une personne ou un ensemble de lieux prédéterminés ; le
nombre de personnes ayant accès au matériel intercepté était strictement
limité ; le droit interne exigeait la destruction des données dès que
celles-ci n’étaient plus nécessaires ; enfin, un
« Commissaire », indépendant des pouvoirs législatif et exécutif,
était chargé de contrôler la bonne application des exigences légales). Cela ne
saurait surprendre de la part d’une Cour qui depuis son arrêt Klass c/ Allemagne du 6 septembre 1978
n’a cessé de rappeler que face à des mesures de surveillance qui risquent de
« saper, voire de détruire la
démocratie au motif de la défendre (…) les Etats ne sauraient prendre, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée » (§
49). Il est notamment indispensable que les techniques soient « prévues par la loi », c'est-à-dire
consignées dans une norme suffisamment connue et accessible pour les
destinataires[1] (en l’occurrence la simple
diffusion du texte sur Internet constitue une diffusion suffisante pour la
Cour…).
C’est sur cette question que la Cour européenne des droits de
l’homme a dû à nouveau statuer avec l’affaire R.E. c/ Royaume-Uni du 27 octobre 2015, sous l’angle des personnes
privées de liberté. Le requérant, arrêté et détenu en
Irlande du Nord à trois reprises dans le cadre du meurtre d’un policier, se
plaignait en effet du régime de surveillance secrète des consultations entre
les détenus et leur avocat[2],
sur le fondement de la loi de 2000 portant
réglementation des pouvoirs d’enquête (la « RIPA »), complétée par le code
de conduite en matière d’interception de communications. Lors de la troisième
période de détention, les services de police d’Irlande du Nord ont refusé de
promettre à son conseil que les conversations avec son client ne seraient pas
surveillées. M. R.E. tentera ensuite en vain d’obtenir des juridictions
internes la protection des conversations avec son conseil. Rappelant que la surveillance de consultations juridiques constitue une
intrusion extrêmement importante dans la vie privée et la correspondance, la
Cour rappelle qu’il faut mettre en place de strictes garanties pour protéger
les individus contre des ingérences arbitraires dans l’exercice de leurs droits
découlant de l’article 8 (§ 132). En l’occurrence, les dispositions de la RIPA
font à nouveau l’objet d’un brevet de conventionalité. La Cour parvient
toutefois à un constat de violation de l’article 8 en l’espèce, car au moment
des faits de l’affaire R.E. c/
Royaume-Uni, cette législation n’était pas encore en vigueur, et le droit
interne ne possédait pas alors les garanties requises, notamment en ce qui
concerne l’examen, l’utilisation et le stockage des éléments recueillis, les
précautions à prendre pour la communication des éléments à d’autres parties et
les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement et la
destruction des éléments collectés (§ 141).
Cet arrêt rappelle aux Etats européens que les relations
entre une personne privée de liberté et son avocat constituent l’une des
garanties essentielles du procès pénal, et ne peuvent donc pas être traitées
par le droit comme les autres relations du détenu avec l’extérieur[3].
La Cour a déjà eu l’occasion de juger qu’en
application de l’article 8 de la Convention, la correspondance (qui peut être
étendue à toutes les autres formes d’échange) entre un avocat et son client,
quelle qu’en soit la finalité, jouit d’un statut privilégié quant à sa
confidentialité[4]. Elle a en outre indiqué qu’elle « accorde un poids singulier au risque d’atteinte au secret professionnel
des avocats car il peut avoir des répercussions sur la bonne administration de
la justice »[5], il s’agit de la base de la relation de confiance entre
l’avocat et son client[6] .
On peut
penser à ce titre que le droit français est conforme aux exigences européennes,
puisque la circulaire du 27 mars 2012 relative aux relations des
personnes détenues avec leur défenseur[7] rappelle que « La liberté de communication entre la personne
détenue, quel que soit son statut pénal, et son avocat est essentielle à la préservation des droits de la
défense » (pt 1.1). En conséquence, « dans la mesure où la correspondance écrite des personnes détenues avec leur
avocat n’est pas contrôlable, l’administration pénitentiaire ne peut, à
l’expédition comme à la réception, l’ouvrir, la lire ou la retenir »
(pt 3.1.2). Concernant les communications téléphoniques, l’article 25 de la loi
pénitentiaire du 24 novembre 2009 dispose que « les personnes détenues communiquent librement avec leurs avocats »
et l’article R. 57-6-6 du Code de procédure pénale prévoit que la communication
des personnes détenues avec leur conseil « peut
se faire verbalement ou par écrit » et qu’« aucune sanction ni mesure de quelque nature qu’elle soit, ne peut supprimer
ou restreindre » cette faculté de libre communication. Les garanties
seraient en conséquence jugées suffisantes dans le cadre d’un contentieux porté
devant le juge de Strasbourg.
[2] L’autre volet de
l’affaire concernait les consultations entre un détenu vulnérable et un
« adulte approprié ».
[3] Il n’est donc pas
étonnant que le deuxième volet de l’affaire R.E.
ne donne pas lieu à un constat de violation. Pour la Cour, en effet, les
consultations entre un détenu vulnérable et un « adulte approprié », ne sont
protégées par aucun secret professionnel. Un détenu n’a donc pas les mêmes attentes quant au
respect de leur caractère privé que pour une consultation juridique. Les dispositions internes pertinentes ont, en conséquence, été jugées comme présentant des garanties
suffisantes contre les abus (§§ 154 et s.).
[4] Voir, inter alia, Cour EDH, Campbell
c/ Royaume-Uni, 25 mars 1992, §§ 46-48 ; Ekinci
et Akalın c/ Turquie, 30 janvier
2007, §
47.
[5] EDH, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c/ Autriche, 16 octobre 2007, §§ 65-66
; Niemietz c/
Allemagne, 16 décembre 1992, §
37 ;
André et a. c/
France, 24 juillet 2008, § 41.
[6] Cour EDH, André
et a. (précité), § 41 ; Xavier
Da Silveira c/ France, 21 janvier 2010, § 36 ; Michaud c/ France, 6 décembre 2012, § 117.
[7] Circulaire du 27 mars
2012 relative aux relations des personnes détenues avec leur défenseur, BOMJL complémentaire du 17 avril 2012 -
JUSK1140030C, pp. 1 à 9.
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