mercredi 30 septembre 2015

Chronique Côté Cour EDH


 

La Cour de Strasbourg rappelle les exigences

de protection des détenus séropositifs

 
par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
 

 
 
• Cour EDH, 9 juillet 2015, Martzaklis et a. c/ Grèce, req. n° 20378/13

Pour la Cour, « les requérants ont été - et sont peut-être encore pour certains d’entre eux - exposés à une souffrance physique et mentale allant au-delà de celle inhérente à la détention. Elle conclut alors qu’ils ont subi un traitement inhumain et dégradant et que la ségrégation dont ils ont fait l’objet manque de justification objective et raisonnable car elle n’était pas nécessaire compte tenu des circonstances » (§ 75).

Les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’exercice des soins en détention sont bien connues, les exigences posées par le célèbre Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000 étant évidemment toujours valides : en vertu de cette décision de principe, toute détention doit se dérouler « dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine », ce qui nécessite la protection de la santé « notamment par l’administration des soins médicaux requis » (§ 94). Mais cet arrêt a désormais plus de quinze ans et la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion d’affiner et de préciser sa jurisprudence en la matière[1]. En utilisant la notion de « personnes vulnérables », la Cour a ainsi renforcé les exigences posées sur les Etats, en cherchant à imposer des standards plus protecteurs pour ces personnes privées de liberté nécessitant des soins spécifiques. Figurent notamment dans cette catégorie les personnes lourdement handicapées[2], celles souffrant de pathologies mentales sévères[3], ou encore les personnes atteintes séropositives au VIH Sida, en raison de la fragilisation de leur système immunitaire.

C’est à cette dernière situation que se réfère l’arrêt du 9 juillet 2015. Ressortissants grecs, les requérants ont été (ou sont encore) détenus à l’hôpital Aghios Pavlos, qui est la section psychiatrique de la prison de Korydallos au Pirée. Séropositifs et présentant un taux d’invalidité supérieur à 65%, les requérants (avec d’autres codétenus) se sont plaints au Procureur de leur conditions de détention, en dénonçant tout à la fois la surpopulation chronique de l’établissement et la taille insuffisante des cellules, l’absence de séparation entre les malades, les amenant à côtoyer des détenus souffrant de maladies contagieuses, la pauvreté nutritionnelle de la nourriture fournie, l’impossibilité de laver quotidiennement leur linge, l’absence de personnel médical suffisamment formé, ou encore l’interdiction qui leur était faite de ne pas toucher les barreaux à travers lesquels les infirmières passaient les médicaments afin d’éviter tout risque d’infection[4]. Cette plainte, comme celle adressée au conseil de l’hôpital de la prison, sont restées sans suite.

Sans révolutionner la question des soins à apporter aux détenus les plus vulnérables, l’arrêt Martzaklis et a. c/ Grèce, qui condamne l’Etat pour des violations combinées des articles 3 (prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants), 13 (droit à un recours effectif) et 14 (prohibition de la discrimination) apporte deux types de précisions essentielles.

D’une part, s’appuyant à nouveau sur l’arrêt Kudla (§ 64), la Cour rappelle que s’il n’exige jamais d’obligation pour les autorités nationales de libérer un détenu pour des motifs de santé ou de le placer dans un hôpital civil pour recevoir un traitement spécifique, les soins dispensés en détention doivent toujours être adéquats, c'est-à-dire être rapides, réguliers et appropriés[5]. En l’espèce, les conditions particulièrement dégradées de détention, alliées à des diagnostics médicaux défaillants, n’ont pas permis d’assurer des soins respectueux de la dignité humaine des détenus concernés. La Cour rappelle par ailleurs que les détenus séropositifs (qui ne présentent donc pas de symptômes de la maladie) ne doivent pas subir un isolement, hormis pour leur assurer des conditions de détention plus appropriées avec leurs besoins spécifiques. En conséquence, « si un détenu séropositif (doit) être séparé des autres détenus, il devrait être placé dans un endroit en adéquation avec ses besoins médicaux et son bien-être » (§ 71). En l’espèce, le transfert des intéressés à l’hôpital pénitentiaire Aghios Pavlos[6] a conduit les détenus à être à proximité de détenus souffrant de maladies telles que la tuberculose ou l’hépatite et a donc conduit à les exposer « à une souffrance physique et mentale allant au-delà de celle inhérente à la détention », constitutive d’une violation de l’article 3 de la Convention (§ 75).

D’autre part, l’arrêt insiste à nouveau sur la nécessité des voies de recours ouvertes aux personnes privées de leur liberté. Parmi les lignes directrices de la Cour concernant les prisons figure depuis plusieurs années l’obligation d’assurer aux détenus dans l’ordre interne des voies de recours adéquates leur permettant de se plaindre de leurs conditions de détention[7]. Le récent arrêt Yengo c/ France du 21 mai 2015 a ainsi souligné la possibilité désormais ouverte aux détenus d’utiliser la voie du référé-liberté devant le juge administratif français, qui peut désormais de « prononcer des injonctions sur le fondement des articles 2 et 3 de la Convention, en vue de faire cesser rapidement des conditions de détention attentatoires à la dignité »[8]. L’existence de ces voies de recours adéquates est évidemment encore plus indispensable concernant les détenus les plus vulnérables[9]. Or, en l’espèce, à la date d’introduction de leur requête, et compte tenu de leur état de santé à l’époque, les requérants ne disposaient pas d’un recours par lequel ils pouvaient se plaindre efficacement de leurs conditions de détention à l’hôpital de la prison de Korydallos ou demander leur mise en liberté sous condition. L’accès au Procureur superviseur de la prison ne pouvait notamment pas être analysé comme une voie de recours adéquate, puisqu’aucun détenu n’a jamais obtenu une quelconque réponse positive de cette autorité dans des situations comparables (§ 78).

Si l’arrêt Martzaklis et a. c/ Grèce a rapidement vieilli (puisque la loi grecque n° 4242/2014 entrée en vigueur le 28 février 2014) permet désormais la mise en liberté ou la liberté conditionnelle pour les détenus pour des motifs de santé, il offre néanmoins des lignes directrices importantes pour les Etats dont les standards juridiques sont encore bien en deçà de ces exigences.

 

Jean-Manuel Larralde,

professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie

Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)




[1] Voir la fiche de la Cour européenne des droits de l’homme : « droits des détenus en matière de santé », source : http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Prisoners_health_FRA.pdf
[2] Voir, inter alia, Helal c/ France, 19 février 2015. http://pierre-victortournier.blogspot.fr/
[3] Voir inter alia, Renolde c/ France, 16 octobre 2008 ; Raffray Taddei c/ France, 21 décembre 2010.
[4] Sur les conditions de détention, voir les § 20 et s. de l’arrêt.
[5] Voir, inter alia, Serifis c/ Grèce, 2 novembre 2006.
[6] Qualifié de « ghettoïsation » par les requérants…et par la Cour, p. 22.
[7] Pour une application récente, voir l’arrêt Kavouris et a. c/ Grèce du 17 avril 2014.
[8] CE, réf., 22 décembre 2012, section française de l’Observatoire international des prisons.
[9] Ainsi en est-il notamment de la possibilité d’engager un recours et d’obtenir réparation à la suite d’une contamination par le VIH en raison de soins prodigués dans un établissement pénitentiaire. Cour EDH, Gorelov c/ Russie, 9 janvier 2014.

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