Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
Se conformant à l'arrêt pilote TORREGIANI, l’Italie adopte des mesures visant à lutter ciontr le surpeuplement carcéral
• Cour EDH, 16 septembre 2014, Stella c/
Italie (et 10 autres requêtes), req. n° 49169/09 ; Rexhepi c/ Italie (et 7 autres requêtes), req. n° 47180/10
Appréciant « … les résultats significatifs obtenus jusqu’à
présent grâce aux efforts considérables déployés par les autorités italiennes à
plusieurs niveaux », la Cour « constate que le problème du surpeuplement carcéral en Italie, bien que
persistant, présente aujourd’hui des proportions moins dramatiques »
et incite « l’État défendeur à
confirmer cette tendance positive en poursuivant les efforts menés jusqu’à
présent dans le but de résoudre définitivement le problème litigieux et de garantir
à chaque détenu des conditions de vie compatibles avec les principes de la
Convention » (§ 55)
Depuis l’arrêt Broniowski
c/ Pologne du 22 juin 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a
cherché tout à la fois à renforcer les effets de ses décisions et éviter les
arrêts « répétitifs » en mettant en place la technique dite des « arrêts pilotes »[1].
Il s’agit ici d’indiquer à un Etat quelles mesures il doit prendre, dans un
délai préfixé, afin d’éviter nouvelles saisines et nouvelles condamnations par
la Cour de Strasbourg. C’est cette technique qui a été utilisée dans l’arrêt
Torregiani
et a. c/ Italie du 8 janvier 2013. Saisie
par différents détenus ayant été incarcérés collectivement plusieurs mois dans
de petites cellules, la Cour avait considéré qu’ils n’avaient pas bénéficié d’un espace de
vie conforme aux critères qu’elle juge acceptables. Elle avait donc logiquement
condamné l’Italie pour une violation de l’article 3, en raison de conditions de
détention ayant soumis les requérants à une épreuve d’une intensité excédant le
niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Mais au-delà de la
condamnation, la Cour avait invité l’Italie à trouver au plan interne une
solution aux nombreuses affaires individuelles nées du même problème structurel
de surpopulation carcérale (plusieurs centaines de requêtes pendantes devant la
Cour ayant trait à des problèmes comparables). Tout en indiquant qu’elle ne
souhaitait pas dicter à l’Etat « sa
politique pénale et l'organisation de son système pénitentiaire » (§ 95), la Cour avait très concrètement
invité le gouvernement italien à limiter les situations de détention avant
jugement et à instaurer, dans le délai d’un an, un recours interne permettant
d’offrir un redressement adéquat et suffisant dans les cas de surpeuplement
carcéral (suspendant en conséquence l’examen des 3 500 requêtes ayant pour
unique objet le surpeuplement carcéral en Italie).
Cet arrêt n’a pas tardé à produire des effets,
puisque l'Italie, par plusieurs lois les 9 août 2013, 21 février, 28 avril et 16
mai 2014, a adopté des mesures d’envergure, prévoyant tout à la fois la
construction de nouveaux bâtiments et une meilleure répartition des détenus, l’accroissement
des réductions de peine pour bonne conduite, l'augmentation des mesures
alternatives à la détention, l'institution d'un médiateur national des
personnes détenues (comparable au Contrôleur général des lieux de privation de
liberté mis en place en France en 2009), la refonte des sanctions applicables
aux délits mineurs (notamment en ce qui concerne la répression des infractions
à la législation sur les stupéfiants), l'accroissement de la liberté de
mouvement des détenus en dehors de leurs cellules, un accès plus facile au
travail et une augmentation des visites familiales, la mise en place d'un
système informatique de gestion en temps réel des places en établissement.
Conformément aux préconisations de l’arrêt Torregiani
et a., l’Italie a également renforcé les voies de recours internes (décrets-lois no 146/2013 et 92/2014), en prévoyant que tout
détenu peut désormais présenter devant le juge de l'application des peines une
réclamation portant sur le non-respect par l'administration des dispositions de
la loi pénitentiaire entraînant une atteinte grave à l'exercice de ses droits,
dont le droit à disposer d’un espace vital suffisant et à bénéficier de
conditions matérielles de vie convenables. Ce juge peut désormais accorder à
titre compensatoire une réduction de la peine à purger correspondant à un jour
pour dix jours de détention dans des conditions inhumaines ou dégradantes. Ces
progrès sont relevés par la Cour de Strasbourg[2],
qui se félicite « de l'engagement de
l'État défendeur » et apprécie « les
résultats significatifs obtenus jusqu'à présent grâce aux efforts considérables
déployés par les autorités italiennes à plusieurs niveaux, et constate que le
problème du surpeuplement carcéral en Italie, bien que persistant, présente
aujourd'hui des proportions moins dramatiques » (§ 54 de l’arrêt Stella). Ayant examiné les nouvelles
voies de recours individuel instaurées par l’État italien, la Cour en conclut
qu’elle ne dispose d’aucun élément qui lui permettrait de dire que ces recours
ne présentent pas, en principe, des perspectives de redressement approprié des
griefs tirés de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou
dégradants) de la Convention de 1950 et rejette donc le grief formulé par les
requérants.
Les arrêts Torregiani et a. et Stella et Rexhepi et a.
montrent que l’arrêt pilote peut constituer un outil efficace permettant de mieux
faire appliquer les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, tout en
respectant le principe de subsidiarité qui est à la base du système européen de
protection des droits de l’homme[3].
Mais on ne doit jamais perdre de vue que l’efficacité de cette technique
nécessite une collaboration loyale et constructive de l’Etat concerné, sans
laquelle l’arrêt pilote s’avère inefficace, voire contre-productif. Ainsi en
est-il célèbre arrêt de Grande chambre Hirst c/ Royaume-Uni
(n° 2) du 6 octobre 2005, par lequel la Cour avait jugé que le refus par
cet Etat d'accorder le droit de vote aux détenus constituait une violation de
la Convention européenne des droits de l’homme (plus spécifiquement de l'article
3 du Protocole n° 1 qui consacre le droit à des élections libres). Loin de
provoquer une transformation du droit interne, cette décision n’a pour
l’instant abouti qu’à renforcer encore un peu plus les positions
anti-européennes et populistes au Royaume-Uni[4].
[1] Voir la fiche
d’information « les arrêts pilotes ». Source : http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Pilot_judgments_FRA.pdf.
En février 2011, la Cour a modifié l’art. 61 de son règlement, afin de
clarifier l’application de la procédure de l’arrêt pilote dans les situations
de violations systémiques ou structurelles potentielles des droits de l’homme
[2] Comme l’avait déjà fait
le Comité des ministres du Conseil de l’Europe dans sa décision du 5 juin 2014.
Voir le § 25 de l’arrêt Stella.
[3] Principe rappelé par la Cour dans l’arrêt Stella : « …le principe de subsidiarité est à la base du
système de la Convention. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant
un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de faire redresser
dans leur ordre juridique interne les manquements dénoncés » (§ 64).
[4] Ce qui a
amené la Cour, dans les affaires Greens et M.T. du 23 novembre 2010 à rappeler fermement que les États
ont l'obligation de mettre en œuvre, sous le contrôle du Comité des Ministres,
les mesures individuelles ou générales appropriées pour garantir le droit dont
elle a constaté une violation. Elle a alors imposé au Royaume-Uni un délai de
six mois, à compter du jour où l’arrêt est devenu définitif, pour déposer un
projet de loi visant à organiser le vote des détenus… Devant l’inaction des
autorités, elle a décidé le 24 septembre 2013 de ne plus ajourner la procédure
dans les 2 281 requêtes similaires pendantes devant elle et de les examiner en
temps utile.
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