vendredi 14 juin 2013

ELOGE DE LA PRISON EN DEMOCRATIE


Compte rendu du livre de Pierre V.  Tournier,  La prison : une nécessité pour la République (Buchet-Chastel, 2013) par  Gérard De Coninck, Université de Liège

 " Cette  recension sera publiée en juillet 2013 par la Revue canadienne de criminologie et de justice pénale (Ottawa), sur son site internet, ainsi que par la Revue de science criminelle et de droit pénal comparée (Paris), dans  sa livraison d’avril-juin 2013.

     Spécialiste éminent de démographie pénale, Pierre Victor Tournier a contribué à créer les statistiques pénitentiaires au sein du Conseil de l’Europe. Toujours animé par le souci d’exactitude, et de la vérification des chiffres avancés par les politiques et autres journalistes, « ce que les anglo-saxons appellent le fact checking, il témoigne en outre d’une connaissance approfondie du monde pénitentiaire qui lui a permis de jouer un rôle déterminant dans la récente « Conférence du Consensus » en France et de contribuer aux recommandations importantes soumises aux politiques.

     Dans ce contexte, le livre de PV. Tournier se comprend comme la démonstration de trois thèses principales que nous approfondirons ci-après. La première : il est indispensable de disposer en France des données chiffrées fiables concernant la criminalité et les peines grâce à l’utilisation d’une méthodologie confirmée scientifiquement. La création d’un « observatoire de la criminalité et des réponses pénales à y apporter », regroupant les chercheurs spécialisés dans les domaines statistiques et criminologiques et disposant de moyens suffisants, serait une nécessité pour donner l’assise solide indispensable aux réformes pénales et pénitentiaires. La deuxième : il est urgent de créer une nouvelle échelle de peines adaptées aux réalités sociales et criminelles de notre monde. Sa proposition d’une « contrainte pénale en communauté » constituerait une réponse nouvelle essentielle. La troisième enfin : malgré ce que pensent les abolitionnistes et néoconservateurs, la prison respectueuse de la dignité des personnes détenues et garante de la sécurité en détention est une nécessité. Il réfute l’idée que « l’emprisonnement est une atteinte à la dignité de la personne », intitulant d’ailleurs sa conclusion provocatrice : « éloge de l’enfermement en démocratie : une question de dignité ».

     Ainsi, PV. Tournier prône à la fois la création d’une peine en communauté qui réduirait le recours à l’emprisonnement et la nécessité de la prison. Ses démonstrations honnêtes exploitent des chiffres scientifiquement établis pour énoncer ses choix de politique pénale, passant avec force du niveau scientifique au niveau d’une option philosophique personnelle…que nous partageons bien souvent sans refuser toutefois d’autres options qu’il rejette. Dans ce bref compte rendu, nous tenterons d’expliciter chacune des thèses avancées par PV. Tournier.

Le recueil, la construction et l’analyse des chiffres : vers un vrai « observatoire » scientifique

     Pour montrer les lacunes statistiques concernant la prison, l’auteur s’adonne d’abord au jeu du quizz créé par le contrôleur général des lieux de privation de liberté. A 11 reprises (sur 34 questions posées), il avoue honnêtement « nous ne le savons pas » ou reconnaît que les données récentes ne sont pas disponibles (3 fois). Une question personnelle occupe sa réflexion depuis plus de 10 ans : combien de personnes entrent pour la première fois en prison et quel est le taux de récidive entraînant un retour en prison ? La réponse officielle après une libération de 5 ans est de « 46% si on se limite aux nouvelles peines fermes privatives de liberté » et non à la récidive légale. Averti de tous les biais, restrictions et obstacles existant dans la construction des statistiques réalisées par l’administration pénitentiaire, il admet que la seule façon de découvrir ces données réelles serait en fait de le demander aux personnes elles-mêmes. Or, cette enquête qui fournirait d’importants enseignements en vue d’éviter la récidive n’a jamais été faite…mais exigerait probablement de grands investissements, aux retombées incontestablement rentables.

     L’auteur met en évidence l’influence des modalités d’exécution de la peine d’emprisonnement sur le taux de récidive, lesquelles doivent être prise en compte dans les projets politiques. Les chiffres de la dernière enquête réalisée par le ministère de la Justice (libérés de 2002), 5 ans après la libération, révèle que « les taux de retour en prison sont les suivants : 30% pour les bénéficiaires d’une libération conditionnelle contre 47% pour les bénéficiaires d’aménagement hors libération conditionnelle et 56% pour les fins de peine sans aucun aménagement ». Il souligne que même si aujourd’hui la proportion des libérés conditionnels augmente en France (10% des condamnés), elle reste encore en deçà de certains pays (14% en Belgique, 30% en Allemagne et 100% en Finlande et en Suède. Il défend dès lors un système de libération conditionnelle proposé par le député D. Raimbourg, à savoir une libération conditionnelle systématique dès que les 2/3 sont effectués sauf avis contraire du JAP pour les peines de 2 à 10 ans. Pour les peines de plus de 10 ans, il propose de conserver un système individualisé avec un maximum de 20 ans, tandis que pour les peines les plus longues (30 ans), il opte aussi pour une libération conditionnelle aux deux tiers de la peine.

      Enfin, pour lutter contre l’inflation carcérale il met en évidence l’importance de connaître le rôle du flux annuel d’entrées sous écrou et du temps passé sous écrou car ces situations orienteraient soit le développement d’alternatives – si le nombre d’entrées est trop important et la durée est stable ou en baisse (par réduction de prévenus par ex) -  soit des changements dans la durée des procédures et la longueur des peines - si la durée moyenne du temps augmente mais le flux d’entrée étant stable ou en baisse.

     La « priorité des priorités », écrit-il, est « de réaliser et rendre public un descriptif de l’état effectif du parc pénitentiaire… ». Il insiste aussi sur la redéfinition de la capacité des établissements selon l’esprit des règles pénitentiaires européennes et la mise en place d’un mécanisme interdisant le dépassement des capacités (numerus clausus pénitentiaire), tout en élaborant un plan de construction de nouvelles prisons.

La contrainte pénale en communauté pour les délits (CPC)

      A deux reprises, l’auteur insiste sur le fait que pour les délits « la prison est ainsi la sanction de référence, sans l’être (sursis) tout en l’étant (risque de révocation du sursis) », précisant que les sanctions privatives de liberté « représentent en 2010, 52% des sanctions prononcées en matière correctionnelle. Mais plus de 6 sur 10 de ces sanctions sont prononcées avec un sursis total ». Entre la prison et la prise en charge des personnes placées sous main de Justice et restant en « milieu ouvert » (70%), prend place un entre-deux avec, notamment, le placement intensif sous surveillance électronique qui répondrait « à une pure gestion des flux » et où le contrôle cependant risque d’être essentiellement technique.

     Dans un souci de clarté, il propose une classification simple : les « amendes » pour les contraventions, la « contrainte pénale en communauté » pour les délits et la « prison » pour les crimes. La Contrainte pénale en communauté ne ferait pas référence à la prison, mais serait d’une certaine manière la sanction alternative –pas une nouvelle sanction ajoutée à un système qui est déjà d’une grande complexité» - et pourrait comporter entre autres des obligations (médicales par exemple), interdits de lieux ou de personnes et mesures collectives de surveillance (modifiables par le JAP), des TIG, stages de citoyenneté…En cas de non-respect, un nouveau jugement devrait avoir lieu.

     La réflexion pénale et la proposition d’une contrainte pénale en communauté se fondent sur des données statistiques certaines, instruments au service de la vraie question, celle « du sens de la peine encourue pour telle ou telle infraction, du sens de la peine prononcée à l’encontre de telle ou telle personne et du sens de la peine au moment de sa mise à exécution dans telles ou dans telles circonstances (….) autant de questions qu’il y a d’étapes dans le processus pénal post-sentenciel ».

Eloge de la prison et de la sécurité interne

     On l’aura compris, PV. Tournier ose faire l’éloge de la détention. Même si dans le contexte actuel la prison reste un mal nécessaire, il faut reconnaître qu’en faire l’éloge paraît surprenant, voire dangereux, lorsqu’on connaît l’état des prisons en France et en Belgique. Il est vrai que l’auteur pose des conditions à cet éloge : des prisons plus sûres et respectueuses des droits de la personne, établissement des critères de la sécurité des établissements (…), mesure de la nature des infractions commises en prison »… mais que fait-on quand ces conditions ne sont pas réunies? Faire l'éloge de l'enfermement quand ce milieu offre des conditions de vie inacceptables, ne peut mener qu'au renforcement du statu quo. Pour PV. Tournier, ce qui est donc en cause, ce n’est pas la prison en tant qu’atteinte inhérente à la dignité de la personne, mais l’usage généralisé qu’on en fait et les conditions de vie inhumaines ou dégradantes vécues en détention. La violence en prison, les nombreux incidents (en 2009, un quart ont lieu en cellule, 22% condamnés pour infractions à caractère sexuel, 15% dans les 10 premiers jours d’écrou et 55% perpétrés au-delà de 3 mois, 3 fois plus parmi les prévenus) et les illégalismes conduisent l’administration au « syndrome de la forteresse assiégée » alors qu’une collecte et l’analyse des données qui la concernent permettraient de prévenir certains incidents.

     Tout naturellement, les  abolitionnistes constituent sa cible préférée car il les soupçonne de mettre en cause le système pénal lui-même (L. Hulsman, Ch. N. Robert …) et de ne plus vouloir jouer le jeu de la justice : « parler des personnes détenues de façon abstraite, sans se soucier des raisons criminologiques, juridiques et judicaires de leur présence en prison est d’ailleurs une approche que l’on retrouve assez systématiquement dans les discours des abolitionnistes de la prison » écrit-il. Et il ajoute que « l’abolition de la prison n’est pas à l’ordre du jour de l’UE » ! Aussi, écarte-t-il rapidement ces options en interrogeant leurs auteurs sur « le jour d’après » tout en réclamant une « extrême modération » de la prison. Insistant encore et toujours sur la nécessaire prison, il met également en cause les « abolitionnistes partiels » ou non déclarés. Il écrit «être contre la prison avant jugement, contre les courtes peines et contre les longues peines, contre la prison pour les jeunes, comme pour les vieux, etc., n’est-ce pas passer subrepticement d’un réductionnisme réformateur à la radicalité, non assumée, de l’abolitionnisme de la prison ? » Si nous partageons son point de vue quant aux faits graves commis dans un pays démocratiques, à savoir « comment pourraient-ils être sanctionnés autrement que par la prison ? », nous restons plus réservé par rapport aux « abolitionnistes partiels ». D’une part, les données scientifiques n’excluent pas des interprétations et options philosophiques différentes (passage à un autre domaine de connaissances) et d’autre part il ne prend pas suffisamment en compte l’évolution des valeurs de notre société et de leur hiérarchie, nécessitant donc de revoir constamment les objectifs des peines et les mesures à adapter aux différentes personnes « délinquantes ».

     S’il ne pouvait tout aborder dans ce livre, et nous le comprenons parfaitement, sa démonstration aurait eu un poids encore plus important si d’autres dimensions essentielles du système carcéral avaient pu être davantage développées. Citons notamment les aspects concernant le personnel de surveillance (recrutement, formation, absences pour maladie, suicide, etc.), l’examen approfondi de la question de la maladie mentale en prison, le rôle des différents experts psychosociaux…

     En conclusion, PV. Tournier considère que la prison est une nécessité pour la République, une République qui dit avoir la volonté – et s’en donner les moyens- de faire régner dans les établissements pénitentiaires un « ordre juste », respectueux de la dignité de la personne, prenant en compte la vulnérabilité spécifique des personnes détenues, cohérent avec les objectifs définis par les représentants du peuple et respectant tant l’esprit que la lettre des recommandations du Conseil de l’Europe. Toutefois, nous pensons que depuis deux décennies au moins, l’orientation politique va dans le sens contraire des droits de la personne. Dans le livre « Etre directeur. Regards croisés entre la Belgique et le Canada », (G. De Coninck, Guy Lemire, Paris, L’Harmattan, 2011, 241 p), Guy Lemire soulignait l’importance de l’idéal de réhabilitation qui, en tant que finalité pénale avec les délinquants adultes a connu son apogée au Canda dans les années 1970 (…) a ouvert des portes et créé des précédents irréversibles » (p. 211), même si cette tâche est difficile, elle est possible. « Pour que la prison devienne « réhabilitative », il faut impérativement donner du pouvoir aux gardiens et, surtout, aux détenus. Il est assuré qu’à partir de ce moment l’ordre carcéral ne peut plus être le même » (p. 212). Or, au lieu de s’inspirer des options du gouvernement canadien dans les années 1970-1980, à savoir faire progresser le système carcéral dans le sens de la réhabilitation et des droits de la personne, notre époque reste obsédée par la sécurité et la neutralisation sélective. Si c’est bien la volonté politique qui dicte ce que sera l'état de la prison, la criminologie actuelle a le devoir moral d’aider les gouvernements à faire ce choix et de sortir de ses préoccupations quasi exclusives des questions de sécurité et de police.

     Ce livre important, extrêmement bien documenté, mérite d’être lu, médité, discuté par quiconque veut aborder sérieusement le monde de la détention. La phrase du poète préféré (René Char), de la garde des sceaux convient parfaitement à Pierre Victor Tournier:« celui qui vient pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience… ».

Gérard De Coninck,

 Université de Liège


Crédit : LK





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire