Compte rendu du livre de
Pierre V. Tournier, La prison : une nécessité pour la
République (Buchet-Chastel, 2013) par
Gérard De Coninck, Université de Liège
Spécialiste éminent de démographie pénale,
Pierre Victor Tournier a contribué à créer les statistiques pénitentiaires au
sein du Conseil de l’Europe. Toujours animé par le souci d’exactitude, et de la
vérification des chiffres avancés par les politiques et autres journalistes,
« ce que les anglo-saxons appellent le fact checking, il témoigne en outre d’une connaissance approfondie
du monde pénitentiaire qui lui a permis de jouer un rôle déterminant dans la
récente « Conférence du Consensus » en France et de contribuer aux
recommandations importantes soumises aux politiques.
Dans ce contexte, le livre de PV. Tournier
se comprend comme la démonstration de trois thèses principales que nous
approfondirons ci-après. La première
: il est indispensable de disposer en France des données chiffrées fiables
concernant la criminalité et les peines grâce à l’utilisation d’une
méthodologie confirmée scientifiquement. La création d’un « observatoire
de la criminalité et des réponses pénales à y apporter », regroupant les
chercheurs spécialisés dans les domaines statistiques et criminologiques et
disposant de moyens suffisants, serait une nécessité pour donner l’assise
solide indispensable aux réformes pénales et pénitentiaires. La deuxième : il est urgent de
créer une nouvelle échelle de peines adaptées aux réalités sociales et
criminelles de notre monde. Sa proposition d’une « contrainte pénale en
communauté » constituerait une réponse nouvelle essentielle. La troisième enfin : malgré ce que
pensent les abolitionnistes et néoconservateurs, la prison respectueuse de la
dignité des personnes détenues et garante de la sécurité en détention est une
nécessité. Il réfute l’idée que « l’emprisonnement est une atteinte à la
dignité de la personne », intitulant d’ailleurs sa conclusion provocatrice
: « éloge de l’enfermement en démocratie : une question de
dignité ».
Ainsi, PV. Tournier prône à la fois la
création d’une peine en communauté qui réduirait le recours à l’emprisonnement
et la nécessité de la prison. Ses démonstrations honnêtes exploitent des chiffres
scientifiquement établis pour énoncer ses choix de politique pénale, passant
avec force du niveau scientifique au niveau d’une option philosophique
personnelle…que nous partageons bien souvent sans refuser toutefois d’autres
options qu’il rejette. Dans ce bref compte rendu, nous tenterons d’expliciter
chacune des thèses avancées par PV. Tournier.
Le
recueil, la construction et l’analyse des chiffres : vers un vrai
« observatoire » scientifique
Pour montrer les lacunes statistiques
concernant la prison, l’auteur s’adonne d’abord au jeu du quizz créé par le
contrôleur général des lieux de privation de liberté. A 11 reprises (sur 34
questions posées), il avoue honnêtement « nous ne le savons pas » ou
reconnaît que les données récentes ne sont pas disponibles (3 fois). Une
question personnelle occupe sa réflexion depuis plus de 10 ans : combien de
personnes entrent pour la première fois en prison et quel est le taux de
récidive entraînant un retour en prison ? La réponse officielle après une
libération de 5 ans est de « 46% si on se limite aux nouvelles peines
fermes privatives de liberté » et non à la récidive légale. Averti de tous
les biais, restrictions et obstacles existant dans la construction des
statistiques réalisées par l’administration pénitentiaire, il admet que la
seule façon de découvrir ces données réelles serait en fait de le demander aux
personnes elles-mêmes. Or, cette enquête qui fournirait d’importants
enseignements en vue d’éviter la récidive n’a jamais été faite…mais exigerait
probablement de grands investissements, aux retombées incontestablement
rentables.
L’auteur met en évidence l’influence des
modalités d’exécution de la peine d’emprisonnement sur le taux de récidive,
lesquelles doivent être prise en compte dans les projets politiques. Les
chiffres de la dernière enquête réalisée par le ministère de la Justice
(libérés de 2002), 5 ans après la libération, révèle que « les taux de retour en prison sont les
suivants : 30% pour les bénéficiaires d’une libération conditionnelle
contre 47% pour les bénéficiaires d’aménagement hors libération conditionnelle
et 56% pour les fins de peine sans aucun aménagement ». Il souligne que
même si aujourd’hui la proportion des libérés conditionnels augmente en France
(10% des condamnés), elle reste encore en deçà de certains pays (14% en
Belgique, 30% en Allemagne et 100% en Finlande et en Suède. Il défend dès lors
un système de libération conditionnelle proposé par le député D. Raimbourg, à
savoir une libération conditionnelle systématique dès que les 2/3 sont
effectués sauf avis contraire du JAP pour les peines de 2 à 10 ans. Pour les
peines de plus de 10 ans, il propose de conserver un système individualisé avec
un maximum de 20 ans, tandis que pour les peines les plus longues (30 ans), il
opte aussi pour une libération conditionnelle aux deux tiers de la peine.
Enfin, pour lutter contre l’inflation
carcérale il met en évidence l’importance de connaître le rôle du flux annuel d’entrées sous écrou et du temps passé sous écrou car ces
situations orienteraient soit le développement d’alternatives – si le nombre
d’entrées est trop important et la durée est stable ou en baisse (par réduction
de prévenus par ex) - soit des
changements dans la durée des procédures et la longueur des peines - si la
durée moyenne du temps augmente mais le flux d’entrée étant stable ou en
baisse.
La « priorité des priorités »,
écrit-il, est « de réaliser et rendre public un descriptif de l’état
effectif du parc pénitentiaire… ». Il insiste aussi sur la redéfinition de
la capacité des établissements selon l’esprit des règles pénitentiaires
européennes et la mise en place d’un mécanisme interdisant le dépassement des
capacités (numerus clausus pénitentiaire), tout en élaborant un plan de
construction de nouvelles prisons.
La contrainte pénale en
communauté pour les délits (CPC)
A deux reprises, l’auteur insiste sur le
fait que pour les délits « la prison est ainsi la sanction de référence,
sans l’être (sursis) tout en l’étant (risque de révocation du sursis) »,
précisant que les sanctions privatives de liberté « représentent en 2010,
52% des sanctions prononcées en matière correctionnelle. Mais plus de 6 sur 10
de ces sanctions sont prononcées avec un sursis total ». Entre la prison et
la prise en charge des personnes placées sous main de Justice et restant
en « milieu ouvert » (70%), prend place un entre-deux avec,
notamment, le placement intensif sous surveillance électronique qui répondrait
« à une pure gestion des flux » et où le contrôle cependant risque
d’être essentiellement technique.
Dans un souci de clarté, il propose une classification simple : les
« amendes » pour les
contraventions, la « contrainte pénale en communauté » pour les
délits et la « prison » pour les crimes. La Contrainte pénale en
communauté ne ferait pas référence à la prison, mais serait d’une certaine
manière la sanction alternative –pas une nouvelle sanction ajoutée à un système
qui est déjà d’une grande complexité» - et pourrait comporter entre
autres des obligations (médicales par exemple), interdits de lieux ou de
personnes et mesures collectives de surveillance (modifiables par le JAP), des
TIG, stages de citoyenneté…En cas de non-respect, un nouveau jugement devrait
avoir lieu.
La réflexion pénale et la proposition
d’une contrainte pénale en communauté se fondent sur des données statistiques
certaines, instruments au service de la vraie question, celle « du sens de
la peine encourue pour telle ou telle infraction, du sens de la peine prononcée
à l’encontre de telle ou telle personne et du sens de la peine au moment de sa
mise à exécution dans telles ou dans telles circonstances (….) autant de
questions qu’il y a d’étapes dans le processus pénal post-sentenciel ».
Eloge de la prison et de
la sécurité interne
On
l’aura compris, PV. Tournier ose faire l’éloge de la détention. Même si dans le
contexte actuel la prison reste un mal nécessaire, il faut reconnaître qu’en
faire l’éloge paraît surprenant, voire dangereux, lorsqu’on connaît l’état des
prisons en France et en Belgique. Il est vrai que l’auteur pose des conditions
à cet éloge : des prisons plus sûres et respectueuses des droits de la
personne, établissement des critères de la sécurité des établissements (…),
mesure de la nature des infractions commises en prison »… mais que fait-on
quand ces conditions ne sont pas réunies? Faire l'éloge de l'enfermement quand
ce milieu offre des conditions de vie inacceptables, ne peut mener qu'au
renforcement du statu quo. Pour PV. Tournier, ce qui est donc en cause, ce
n’est pas la prison en tant qu’atteinte inhérente à la dignité de la personne,
mais l’usage généralisé qu’on en fait et les conditions de vie inhumaines ou
dégradantes vécues en détention. La violence en prison, les nombreux incidents
(en 2009, un quart ont lieu en cellule, 22% condamnés pour infractions à
caractère sexuel, 15% dans les 10 premiers jours d’écrou et 55% perpétrés
au-delà de 3 mois, 3 fois plus parmi les prévenus) et les illégalismes
conduisent l’administration au « syndrome de la forteresse assiégée »
alors qu’une collecte et l’analyse des données qui la concernent permettraient
de prévenir certains incidents.
Tout naturellement, les
abolitionnistes constituent sa cible préférée car il les soupçonne de
mettre en cause le système pénal lui-même (L. Hulsman, Ch. N. Robert …) et de
ne plus vouloir jouer le jeu de la justice : « parler des personnes
détenues de façon abstraite, sans se soucier des raisons criminologiques,
juridiques et judicaires de leur présence en prison est d’ailleurs une approche
que l’on retrouve assez systématiquement dans les discours des abolitionnistes
de la prison » écrit-il. Et il ajoute que « l’abolition de la prison
n’est pas à l’ordre du jour de l’UE » ! Aussi, écarte-t-il rapidement
ces options en interrogeant leurs auteurs sur « le jour d’après »
tout en réclamant une « extrême modération » de la prison. Insistant
encore et toujours sur la nécessaire prison, il met également en cause les
« abolitionnistes partiels » ou non déclarés. Il écrit «être contre
la prison avant jugement, contre les courtes peines et contre les longues
peines, contre la prison pour les jeunes, comme pour les vieux, etc., n’est-ce
pas passer subrepticement d’un réductionnisme réformateur à la radicalité, non
assumée, de l’abolitionnisme de la prison ? » Si nous partageons son
point de vue quant aux faits graves commis dans un pays démocratiques, à savoir
« comment pourraient-ils être sanctionnés autrement que par la
prison ? », nous restons plus réservé par rapport aux
« abolitionnistes partiels ». D’une part, les données scientifiques
n’excluent pas des interprétations et options philosophiques différentes
(passage à un autre domaine de connaissances) et d’autre part il ne prend pas
suffisamment en compte l’évolution des valeurs de notre société et de leur
hiérarchie, nécessitant donc de revoir constamment les objectifs des peines et
les mesures à adapter aux différentes personnes « délinquantes ».
S’il ne pouvait tout aborder dans ce
livre, et nous le comprenons parfaitement, sa démonstration aurait eu un poids
encore plus important si d’autres dimensions essentielles du système carcéral
avaient pu être davantage développées. Citons notamment les aspects concernant
le personnel de surveillance (recrutement, formation, absences pour maladie,
suicide, etc.), l’examen approfondi de la question de la maladie mentale en
prison, le rôle des différents experts psychosociaux…
En conclusion, PV. Tournier considère que
la prison est une nécessité pour la République, une République qui dit avoir la
volonté – et s’en donner les moyens- de faire régner dans les établissements
pénitentiaires un « ordre juste », respectueux de la dignité de la
personne, prenant en compte la vulnérabilité spécifique des personnes détenues,
cohérent avec les objectifs définis par les représentants du peuple et
respectant tant l’esprit que la lettre des recommandations du Conseil de
l’Europe. Toutefois, nous pensons que depuis deux décennies au moins,
l’orientation politique va dans le sens contraire des droits de la personne.
Dans le livre « Etre directeur. Regards croisés entre la Belgique et le
Canada », (G. De Coninck, Guy Lemire, Paris, L’Harmattan, 2011, 241 p),
Guy Lemire soulignait l’importance de l’idéal de réhabilitation qui, en tant
que finalité pénale avec les délinquants adultes a connu son apogée au Canda
dans les années 1970 (…) a ouvert des portes et créé des précédents
irréversibles » (p. 211), même si cette tâche est difficile, elle est
possible. « Pour que la prison devienne « réhabilitative », il
faut impérativement donner du pouvoir aux gardiens et, surtout, aux détenus. Il
est assuré qu’à partir de ce moment l’ordre carcéral ne peut plus être le
même » (p. 212). Or, au lieu de s’inspirer des options du gouvernement
canadien dans les années 1970-1980, à savoir faire progresser le système
carcéral dans le sens de la réhabilitation et des droits de la personne, notre
époque reste obsédée par la sécurité et la neutralisation sélective. Si c’est
bien la volonté politique qui dicte ce que sera l'état de la prison, la
criminologie actuelle a le devoir moral d’aider les gouvernements à faire ce
choix et de sortir de ses préoccupations quasi exclusives des questions de
sécurité et de police.
Ce livre important, extrêmement bien
documenté, mérite d’être lu, médité, discuté par quiconque veut aborder
sérieusement le monde de la détention. La phrase du poète préféré (René Char),
de la garde des sceaux convient parfaitement à Pierre Victor
Tournier:« celui qui vient pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni
patience… ».
Gérard De Coninck,
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