L'exercice de la justice pénale doit respecter la situation spécifique des mineurs
Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie, Centre de recherches sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (EA 2132)
• Cour EDH, 19 janvier 2016, Gülcü c/ Turquie, req. n° 17526/10
«
(…) l'arrestation, la détention ou l'emprisonnement d'un enfant ne peut
constituer qu'une mesure utilisable en dernier recours, et appliquée seulement
pour une durée limitée » (§ 115).
Le 14 juillet 2008, Ferit Gülcü, alors seulement âgé
de 15 ans, participe dans la grande ville Kurde de Diyarbakir à une
manifestation organisée par le Demokratik
Toplum Partisi (Parti de la Société Démocratique - DTP), principal parti
kurde[1].
Avec d'autres manifestants, il chante des slogans à la gloire du leader kurde
Abdullah Öcalan, jette des pierres à l'encontre des forces de police et est
accusé d'avoir décroché un drapeau turc d'une école (dernière accusation qu'il
contestera systématiquement tout au long de la procédure). Arrêté par les
forces de sécurité, il est ensuite placé en détention préventive pendant plus
de trois mois, accusé de participation aux activités d'une organisation
illégale, obstruction aux forces de l'ordre et diffusion de propagande en
faveur d'une organisation terroriste. Le 11 novembre 2008, il est jugé par la
Cour d'assises de Diyarbakir et condamné à une peine d'emprisonnement de sept
ans et six mois. Libéré au bout d'un an et huit mois, son affaire est ensuite
réexaminée par la cour des mineurs de Diyarbakir, qui confirme les
condamnations pénales, mais en les
assortissant d’un sursis
à la condition
que l’intéressé ne
commette aucune infraction
pendant les trois
années suivantes.
Saisie par le requérant, la Cour de Strasbourg
condamne la Turquie pour violation de l’article 11 de la Convention (liberté
d’association), ajoutant à la longue liste d’arrêts concernant la situation
politique dans l’est de la Turquie… Mais cette décision présente une tonalité
très originale en raison de la personne même du requérant, mineur au moment des
faits. Mobilisant à l’appui de leur arrêt un nombre considérable de références
tant internationales[2],
qu’européennes[3],
ou émanant d’organisations non gouvernementales[4],
les juges strasbourgeois rappellent deux éléments de principe, qui vont au-delà
du cas particulier du jeune Ferit Gülcü.
D’une part, l’arrêt du 19 janvier 2016 réaffirme
les spécificités de la justice pénale appliquée aux mineurs. Si les Etats
bénéficient d’une marge d’appréciation dans l’infliction des sanctions pénales,
celle-ci se voit réduite lorsque l’affaire concerne la situation d’un
délinquant mineur. En l’espèce, la Cour relève l’extrême sévérité des peines
infligées au requérant (au surplus par une décision non motivée !), sans
que les juridictions internes aient suffisamment pris en compte l’âge de
l’intéressé (§ 115). Même dans le cadre de la lutte anti-terroriste, les Etats
doivent adopter des sanctions pénales proportionnées, qui prennent notamment en
compte la minorité de l’auteur des faits. La Cour conforte ici la position déjà
exprimée par les organes politiques du Conseil de l’Europe, pour qui « le
système de justice pénale traditionnel ne peut pas, en tant que tel, offrir des
solutions adéquates s'agissant du traitement des jeunes délinquants dont les
besoins éducatifs et sociaux spécifiques diffèrent de ceux des adultes »[5]. L’arrêt
renforce aussi la place de la Convention internationale relative aux droits de
l’enfant du 20 novembre 1989 dans la jurisprudence européenne, puisque
l’article 40 de cet instrument international exige que les sanctions pénales
infligées aux enfants (donc à tout mineur âgé de moins de 18 ans) par la justice répressive tiennent compte de
l’âge du justiciable.
D’autre part, la Cour confirme sa jurisprudence
constante qui à cherche à imposer aux Etats membres du Conseil de l’Europe
l’idée d’un recours à la prison en tant que mesure ultime. Dans leur arrêt Witold Litwa c/ Pologne, 4 avril 2000, les juges de Strasbourg
précisaient ainsi que la peine privative de liberté « est une mesure si grave qu’elle ne se
justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et
jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la
détention » (§ 78). Cette idée est réaffirmée avec force dans l’arrêt Gülcü, puisque la Cour relève que le
Gouvernement n’a pas démontré que des méthodes alternatives à la détention ont
été envisagées, afin que le recours à l’enfermement carcéral soit seulement
utilisé en dernier ressort (§ 115). Cette analyse jurisprudentielle s’inspire à
nouveau de la Convention internationale sur les droits de l’enfant, selon
laquelle « l'arrestation, la
détention ou l'emprisonnement d'un enfant doit être en conformité avec la loi,
(n) être qu'une mesure de dernier ressort et être d'une durée aussi brève que
possible » (art. 37 b). Dans cette lutte de longue haleine contre le
« tout carcéral », la Cour rejoint également la position du Comité
des ministres du Conseil de l’Europe pour qui « les Etats membres devraient
développer une gamme plus large de mesures et de sanctions appliquées dans la
communauté, qui soient novatrices et plus efficaces »[6].
[1]
Fondé en 2005, ce parti a été dissous le 11 décembre 2009 par la Cour
constitutionnelle turque, en raison de ses liens avec le Parti des Travailleurs
du Kurdistan (PKK).
[2] Convention internationale relative aux droits de
l’enfant du 20 novembre 1989 ; Observation générale n° 10 (2007) du Comité
des droits de l’enfant ; Observations du Comité des droits de l’enfant
relatives à la Turquie du 20 juillet 2012.
[3] Résolution 2010 (2014) de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe relative à la justice pour mineurs ;
Recommandation R (87) 20 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur les réactions sociales à la
délinquance juvénile ; Recommandation (2008) 11
du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur les Règles européennes
pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures ;
Rapport du Commissaire du Conseil de l’Europe pour les droits de l’homme du 1er
octobre 2009.
[6] Article 8 de la Recommandation
(2003) 20 concernant les nouveaux modes de traitement de la délinquance juvénile et
le rôle de la justice des mineurs.
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