Côté Cour EDH
Chronique Jean-Manuel Larralde
Professeur
de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les
Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
La Cour de Strasbourg confirme la possibilité
d’instaurer des régimes pénitentiaires très stricts à l’égard des détenus les
plus dangereux, mais rappelle son exigence d’espérance légitime de libération
pour tout condamné à une peine de réclusion à perpétuité.
• Cour EDH, 18 mars 2014, Öcalan c/
Turquie (n°2), req. nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07
« …dans de nombreux États parties à
la Convention, il existe des régimes de sécurité renforcée pour les détenus
dangereux. Ces régimes se basent sur le renforcement des contrôles de la
communication avec l’extérieur pour les détenus présentant un risque
particulier pour l’ordre dans la prison et l’ordre public » (§ 161)
Si
l’action de la Cour européenne des droits de l’homme a indéniablement œuvré
pour une reconnaissance des droits des personnes incarcérées depuis maintenant
près de quarante années, il ne faut toutefois pas oublier que cette juridiction
est également attentive aux pratiques pénitentiaires nationales qui instaurent
des régimes de détention particulièrement sévères à l’égard des détenus les
plus dangereux[1].
Cette position de principe est confirmée par l’arrêt Öcalan c/ Turquie (n°2), dont
les faits sortent largement du commun. Dirigeant du Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK), organisation considérée comme terroriste par la Turquie (ainsi
que par d’autres Etats et par l’Union européenne), Abdullah Öcalan est arrêté
au Kenya le 15 février 1999 et condamné à mort le 29 juin 1999 par la Cour de
sûreté de l’État d’Ankara (sentence confirmée par la Cour de cassation le 22
novembre 1999) pour avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie
du territoire de la Turquie et formé et dirigé dans ce but une bande de
terroristes armés. Par un arrêt du 3 octobre 2002, la Cour de sûreté de l’État
d’Ankara a commué en réclusion à perpétuité la peine capitale qui avait été
prononcée. Le requérant est détenu seul sur l’île prison d’Imrali jusqu’en
2009, date à laquelle cinq autres personnes y seront également transférées
(suite aux demandes formulées par le Comité européen pour la prévention de la
torture - CPT - afin qu’il fût mis un terme à l’isolement social relatif du
requérant).
Amenée
à statuer sur les conditions de détention du requérant à partir du 12 mai 2005[2],
la Cour rappelle sa position habituelle, qui veut qu’un traitement
pénitentiaire puisse être qualifié d’ « inhumain » ou de
« dégradant », uniquement si la souffrance ou l’humiliation vont
au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou
de peine légitime (§ 101). Plus particulièrement, les mesures d’isolement qui
accompagnent très souvent les régimes pénitentiaires de haute sécurité peuvent
s’apparenter à des traitements inhumains, s’il s’agit d’un « isolement sensoriel complet combiné à un
isolement social total », qui
« peut détruire la
personnalité et (…) qui ne saurait se justifier par les exigences de la
sécurité ou toute autre raison » (§ 107, reprenant les conclusions de
l’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 1). Dans
ce type de situation, la Cour prend toujours en considération le degré de
dangerosité de l’intéressé, qui peut parfaitement amener la mise en place de
régimes carcéraux particulièrement rudes et dérogatoires, pour de longues
durées. C’est cette logique qui est à nouveau mise en œuvre dans l’arrêt du 18
mars 2014 : relevant que la détention du requérant, « chef d’un mouvement armé séparatiste de grande ampleur (…et)
considéré par une large part de la population en Turquie comme le terroriste le
plus dangereux du pays », « posait
d’extraordinaires difficultés aux autorités turques », la Cour admet
qu’elles « aient estimé nécessaire
de prendre des mesures de sécurité extraordinaires dans le cadre de la
détention du requérant » (§ 108). Décrivant de manière détaillée les
conditions matérielles de détention (qui avaient d’ailleurs été considérées
comme « globalement acceptables »
par le CPT en 2010, § 110 et s., sp. § 115), la Cour distingue deux
périodes : l’extrême sévérité des conditions de détention infligées à
Abdullah Öcalan jusqu’en novembre 2009 a violé l’article 3[3]
de la Convention ; par contre, leur amélioration (largement effectuée sous
l’impulsion du CPT) a abouti à ce que ne soit plus atteint le seuil minimum de
gravité requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de
la Convention. De manière plus générale, l’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 2 permet à la Cour d’insister sur l’importance
des moyens de communication, qui permettent de « réduire les effets néfastes de l’isolement social », et dont
l’accès ne peut être restreint qu’en raison de « justifications convaincantes » (§ 119). De même, de longs
développements sont consacrés à l’importance des possibilités de communication
pour de tels détenus, tant avec le personnel de la prison (et tout spécialement
le personnel médical), qu’avec les co-détenus, les avocats, ainsi que la
famille et les proches (§ 120 et s. et 154 et s.). Si dans ces différents domaines
des restrictions plus importantes que celles touchant les prisonniers soumis à
un régime ordinaire de détention peuvent être imposées, celles-ci doivent
toujours être motivées et limitées à ce qui est « strictement nécessaires pour protéger la société contre la violence »
(§ 135). Il ne s’agit pour autant que de pis-aller, puisque la Cour rappelle
fermement « qu’il serait souhaitable
que des solutions autres que la mise à l’isolement soient recherchées pour les
individus tenus pour dangereux et pour lesquels la détention dans une prison
ordinaire et dans des conditions normales est jugée inappropriée » (§
141).
L’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 2 a, par
ailleurs, permis à la Cour de rappeler ses exigences concernant le déroulement
des peines perpétuelles. Si celles-ci peuvent parfaitement être conformes à la Convention européenne des droits de
l’homme, c’est uniquement parce que le maintien en détention est motivé par des
considérations de risque et de dangerosité et sous réserve que l’intéressé possède
des perspectives d’élargissement[4].
La situation d'un détenu qui ne posséderait
aucun espoir de pouvoir un jour bénéficier d’une mesure de libération
conditionnelle, poserait problème au regard de l’article 3 de la Convention
(arrêt Nivette c/ France, 3 juillet 2001). En l’espèce, la législation turque interdit au requérant (en raison de sa qualité
de condamné à la réclusion à perpétuité aggravée pour un crime contre la
sécurité de l’État) de
demander son élargissement au cours de l’accomplissement
de sa peine. Une telle situation rend la peine infligée à Abdullah Öcalan « incompressible » (§ 206), donc
non-conforme aux exigences de l’article 7 de la Convention européenne des
droits de l’homme, et ce même si l’intéressé a été l’auteur de crimes
terroristes particulièrement graves. Cette analyse ne signifie nullement que le
requérant possède un droit à un élargissement proche. Mais elle impose
clairement aux autorités pénales turques de vérifier que le maintien en détention
se justifie toujours « soit parce
que les impératifs de répression et de dissuasion ne seront pas encore
entièrement satisfaits, soit parce que le maintien en détention de l’intéressé
sera justifié par des raisons de dangerosité » (§ 207).
L’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 2 renforce l’image d’une Cour européenne
pragmatique, souhaitant protéger les droits des personnes incarcérées, sans
pour autant nuire à l’efficacité de la prison pour protéger la société des
agissements des personnes les plus dangereuses. Il se situe en l’occurrence
dans la perspective des Règles pénitentiaires européennes de 2006, pour lesquelles
« Le bon ordre dans la prison doit
être maintenu en prenant en compte les impératifs de sécurité, de sûreté et de
discipline, tout en assurant aux détenus des conditions de vie qui respectent
la dignité humaine et en leur offrant un programme complet d’activités »
(Règle 49).
[1] Voir, inter alia, les
arrêts Lorsé et a. et Van der Ven c/ Pays-Bas du 4 février 2003 ;
Gallico c/
Italie du 28 juin 2005, Ramirez
Sanchez c/ France (GC), 4 juillet 2006. La Cour s’appuie d’ailleurs
largement sur le raisonnement qu’elle avait adopté dans ce dernier arrêt (voir
le § 119 de l’arrêt Öcalan n° 2).
[2] Date à laquelle a été
adopté par la Grande Chambre le premier arrêt Öcalan c/ Turquie. La Cour avait alors jugé que le fait de prononcer la peine de mort à l’encontre du requérant à
l’issue d’un procès inéquitable devant un tribunal dont l’indépendance et
l’impartialité étaient sujettes à caution s’analysait
en un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention. Par
contre, la Grande Chambre avait estimé que les
conditions générales de la détention du requérant à la prison d’İmralı n’avaient pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un
traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
[3] En
raison d’une période de dix ans et neuf mois pendant laquelle le requérant a
été le seul détenu de l’établissement pénitentiaire, de l’absence prolongée de
téléviseur dans la cellule et d’appels téléphoniques, des limitations
excessives de l’accès à l’information, de la persistance des importantes
difficultés d’accès à l’établissement pénitentiaire pour
les visiteurs et de l’insuffisance des moyens de transport maritime face aux
conditions météorologiques, de la limitation de la communication du personnel
avec le requérant au strict minimum exigé par le travail, de l’absence de
relation constructive entre le médecin et le requérant patient, de la
détérioration de l’état psychique de l’intéressé en 2007 résultant d’un état de
stress chronique et d’un isolement social et émotionnel, combinés à un
sentiment d’abandon et de déception.
[4] Voir notamment les arrêts Weeks c/ Royaume-Uni, 2 mars 1987Hussain c/ Royaume-Uni, 21
février 1996, M. c/ Allemagne, 17 décembre 2009, Vinter et a. c/ Royaume-Uni, 9 juillet 2013. Voir
également Arpenter le Champ pénal, n° 334-335, 5 août 2013.
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