La
prison doit être limitée à des faits graves
Chronique de Jean-Manuel Larralde,
Professeur de droit public à l’Université de Caen
Basse-NormandieCentre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
La
Cour européenne des droits de l’homme rappelle que les sanctions pénales
doivent être proportionnées à la gravité des faits et ne peuvent être d’une sévérité
telle qu’elles entravent l’exercice de libertés essentielles : liberté
d’association et d’expression.
• Cour EDH, 15 mai 2014, Taranenko c/
Russie, req. no 19554/05
« (…)
même si la protection de l’ordre public aurait pu légitimer une sanction
infligée à la requérante, (…) la sévérité inhabituelle de la sanction infligée
dans la présente espèce a eu un effet dissuasif sur la requérante, mais
également sur toute personne participant à une action de protestation … » (§ 95)
Le 14 décembre 2004, le parti national bolchévique russe avait organisé
à Moscou une manifestation contestant la politique menée par Vladimir Poutine
et demandant sa démission. Largement pacifique, cette manifestation n’avait
donné lieu qu’à quelques débordements mineurs (l’occupation sans autorisation
de l’entrée d’un bâtiment présidentiel s’était effectuée en bousculant un garde qui s’efforçait d’empêcher les manifestants d’entrer ; certains
d’entre eux s’étaient par ailleurs barricadés dans un bureau, et avaient
endommagé le mobilier) sans aucun préjudice corporel grave. Ces faits
avaient donné lieu à l’arrestation d’une quarantaine de personnes, dont la
requérante, qui n’était pas membre du parti organisateur et qui avait justifié sa présence lors du
mouvement de protestation par son désir de recueillir des informations dans le
cadre de sa thèse de sociologie qu’elle rédigeait. Après son arrestation, elle
fut placée en détention provisoire pendant près d’un an à la maison d’arrêt de
Moscou. Le 8 décembre 2005, la Cour de district de Trekow l’a condamnée, avec
ses co-accusés, à trois ans de prison avec sursis, pour participation à des
troubles de masse. Cette sévérité de la répression à l’égard d’une personne qui
n’avait aucun antécédent judiciaire (et qui avait participé à la réparation des
préjudices matériels causés par la manifestation) a conduit les juges de
Strasbourg à condamner à l’unanimité la Russie pour violation de l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté et
droit d’être jugé dans un délai raisonnable ou d’être remis en liberté dans
l’attente du procès) et de l’article 10 (liberté d’expression) lu à la lumière de l’article 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention
européenne des droits de l’homme.
Protégeant le droit à la sûreté, l’article 5 de la
Convention européenne des droits de l’homme précise dans son paragraphe 3 que
« toute personne arrêtée ou détenue (…)
doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par
la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un
délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure (…) ». Or, les faits de l’espèce démontrent que les juges
russes n’ont pas présenté de motifs « pertinents
et suffisants » (§ 49) pour justifier une détention préventive d’une
année. N’ayant à aucun moment envisagé d’appliquer une mesure de contrôle moins
sévère[1]
et ayant systématiquement refusé les demandes de remise en liberté formulées
(en utilisant des formules stéréotypées pour tous les demandeurs), les
magistrats russes se sont uniquement appuyés sur la
gravité des charges retenues contre la requérante pour déduire qu’elle présentait un risque
élevé de fuite, de récidive ou d’entrave à la procédure, sans retenir les éléments de son dossier qui
auraient pu démontrer son absence de dangerosité. La Cour de Strasbourg fait
ici une application de sa jurisprudence habituelle, protectrice de la liberté
des personnes. Comme elle l’avait déjà indiqué dans son arrêt McKay c/ Royaume-Uni (GC) du 3 octobre
2006, « il existe une présomption en faveur de la libération » pour les détenus
concernés par les détentions provisoires (§ 41), ce qui signifie concrètement
que « la poursuite de la détention
ne se justifie donc dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent
une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption
d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à
l’article 5 de la Convention » (Kudła c/
Pologne
(GC), 26 octobre 2000, §§ 110 et s.). A l’évidence la « véritable exigence d’intérêt public »
n’était nullement présente en l’espèce.
Le
contrôle de la sévérité de la peine privative de liberté infligée à Mme
Taranenko est examiné par les juges européens sous un autre angle. Plusieurs
articles de la Convention européenne des droits de l’homme permettent en effet
aux Etats de restreindre l’exercice de certains droits (dont ceux protégés par
les articles 10 et 11), pour des motifs strictement délimités par le texte de
la Convention européenne, mais uniquement si ces restrictions « constituent des mesures nécessaires, dans
une société démocratique ». Or, on sait que les juges de Strasbourg, à
l’image de la Déclaration française de 1789 qui voit dans la liberté
d’expression « l’un des droits les
plus précieux de l’homme », attachent une importance considérable
à cette liberté, qui constitue selon eux « l’un
des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions
primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (Handyside c/ Royaume-Uni, 7 décembre
1976, § 49). Ceci signifie concrètement que les limitations à la liberté
d’expression (qui prenait ici la forme d’une manifestation) ne peuvent être que
très limitées (voir, inter alia, Feldek c/ Slovaquie, 12 juillet 2001, § 83). Voyant dans la manifestation
de décembre 2004 l’expression de revendications politiques légitimes dans une
démocratie, la Cour européenne relève l’ « exceptionnelle
sévérité de la sanction » (§ 94). Sans contester que les faits
puissent justifier une sanction pénale (une arrestation pouvait en l’espèce
être justifiée en raison des troubles à l’ordre public survenus), elle conclut que la peine de prison avec sursis qui a été infligée n’était pas proportionnée
au but légitime poursuivi et a présenté un effet dissuasif, non seulement pour
la requérante, mais aussi pour toute personne souhaitant participer à une
manifestation (§ 95).
Cet arrêt ne peut être simplement lu comme une
confirmation de la jurisprudence strasbourgeoise. Il effectue en effet un
durcissement de la position européenne[2]
pour lequel on ne peut contester que le contexte étatique particulier a joué un rôle dans cette affaire. L’actualité nous a régulièrement montré
depuis plusieurs années que les autorités russes n’agissent pas toujours avec
la modération nécessaire dans leurs opérations de maintien de l’ordre et de
contrôle des manifestations. La Cour avait d’ailleurs solennellement indiqué à
la Russie dans son arrêt Sergey Kuznetsov du 23 octobre 2008 que « toute mesure interférant avec la
liberté de rassemblement et d’expression en dehors des situations d’incitation
à la violence ou de rejet des principes démocratiques – et ce même si les
positions ou expressions utilisées peuvent apparaître choquantes ou
inacceptables aux autorités – cause du tort à la démocratie et la met même
souvent en danger » (§ 45). On sait désormais que la prison ne
constitue pas l’outil adéquat pour s’opposer à ces mouvements de protestation.
[1] Ce qui constitue une
attitude habituelle pour les juges russes, comme le démontre la longue liste de
jurisprudence citée par la Cour de Strasbourg dans le § 52 de l’arrêt… Elle
rappelle également qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner des requêtes
semblables déposées par les co-accusés de la requérante, et qui ont conduit à
reconnaître une violation de l’art. 5§3.
[2] Dans son arrêt Osmani et a. c/ L’Ancienne République
Yougoslave de Macédoine du 11 octobre 2001, la Cour avait validé une
peine de sept années de prison infligée à un maire qui avait refusé lors d’une
réunion publique d’appliquer une décision de la Cour constitutionnelle lui
imposant de retirer un drapeau albanais. Ce refus avait dégénéré en bataille rangée
et le maire avait ensuite organisé une milice armée pour protéger le drapeau
contesté. Cette affaire diffère toutefois largement de l’arrêt Taranenko, car des faits de violence
avaient ensuite été commis à l’encontre de la police, attaquée par un groupe de
deux cents personnes fortement armées.
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