Genèse d’une réforme à venir de
la procédure pénale
par Anne Simon
Docteur en droit et attachée temporaire
d’enseignement et de recherche (ATER)
à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
« Il est très rare qu’une initiative
citoyenne aboutisse à l’adoption par le Parlement d’un texte de loi ». Ces
mots prononcés par un sénateur au sortir de l’hémicycle le jeudi 13 février 2013
nous révélaient qu’il était plus qu’incertain que l’idée d’un dispositif
juridique, permettant de mettre un terme à la détention provisoire d’une
personne souffrant de pathologies graves, puisse voir le jour. Il était
incertain que l’idée même soit reprise et portée par des parlementaires grâce à
l’élaboration d’une proposition de loi. Il était encore plus incertain qu’une
telle proposition soit un jour adoptée à l’unanimité par le Sénat.
Pourtant, bien que la procédure
législative ne soit pas encore parvenue à son terme, l’initiative citoyenne en
question a rencontré ce premier succès auquel, sans doute, elle ne s’attendait
pas.
A l’origine de cette proposition
de loi relative à la création d’un dispositif de suspension de détention
provisoire pour motif d’ordre médical adoptée par le Sénat le 13 février, un constat sans appel avait été exprimé : il existe une inégalité
criante entre les condamnés et les prévenus incarcérés dont l’état de santé est
incompatible avec la détention ou dont le pronostic vital est engagé.
L’avocat Etienne Noël qui est à
l’origine du texte soumis au vote des sénateurs et qui soutient et porte cette proposition
depuis plusieurs années n’a eu de cesse de dénoncer l’incohérence d’une telle
différence de traitement alors même que les personnes placées en détention
provisoire, présumées innocentes, devraient bénéficier d’une protection renforcée
de leur droit à l’intégrité.
Depuis la loi du 4 mars 2002,
les personnes condamnées incarcérées bénéficient d’une procédure de suspension
de peine pour raison médicale. Aucun dispositif parallèle n’a cependant jamais été
imaginé pour les personnes placées en détention provisoire. Cette lacune a notamment
été révélée par la pratique de Maître Noël, spécialiste en droit pénitentiaire,
qui s’est régulièrement heurté à ce vide juridique.
C’est dans le cadre d’une
collaboration avec lui, qu’une première proposition de loi a été pensée puis rédigée
par nos soins. Porté par de nombreux sénateurs, une première fois le texte a été déposé au Sénat le 1er avril 2011. La proposition initiale concluait à la nécessité de l’intégration d’un
article 716-1-A dans le code de procédure pénale qui aurait prévu que « lorsqu’une
personne est placée en détention provisoire, quelle que soit la nature de l’infraction
ayant motivé sa mise en examen, la suspension de cette détention peut être
ordonnée par le juge d’instruction dans les conditions prévues à l’article 148
du code de procédure pénale pour les personnes détenues dont il est établi
qu’elles sont atteintes d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que
leur état de santé est incompatible avec le maintien en détention, hors les cas
des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux ».
L’idée était donc d’aboutir à
l’instauration d’un dispositif de suspension de la détention provisoire, en
parfaite symétrie avec la procédure de suspension de peine. Ce texte ne verra
pas le jour puisqu’en 2011 il n’eût guère de suites mais il a pu renaître de
ses cendres grâce à la volonté renouvelée de Maître Noël, et du groupe des
sénateurs d’Europe Ecologie Les verts qui ont profité d’une niche parlementaire
pour soumettre le texte au vote de leurs pairs.
La proposition de loi a été étudiée
par la Commission des lois du Sénat qui a opté pour une réécriture du texte initial
préférant à l’idée de suspension celle d’un motif médical de demande de mise en
liberté, en dépit du titre maintenu, qui semble indiquer une solution opposée.
La procédure, qui devrait être soumise à l’approbation de l’Assemblée nationale,
serait introduite par un article 147-1 du code procédure pénale et prévoit qu’en
« toute matière et à tous les stades de la procédure, sauf s’il existe un
risque grave de renouvellement de l’infraction, la mise en liberté d’une
personne placée en détention provisoire peut être ordonnée, d’office ou à la
demande de l’intéressé, lorsqu’une expertise médicale établit que cette
personne est atteinte d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que son
état de santé est incompatible avec le maintien en détention, hors les cas des
personnes détenues admises en soins psychiatriques sans leur consentement ».
Adopté à l’unanimité par le Sénat, le texte a été déposé à l’Assemblée nationale le 14
février 2014, affaire à suivre donc…
Dans l’attente des retombées de
la procédure législative et dans ce temps intermédiaire de débats, quelques
observations méritent d’être formulées. S’il nous semble parfaitement
indispensable qu’un tel mécanisme permette de mettre un terme à la détention
provisoire d’une personne qui ne peut pas la supporter vu son état médical,
certains questionnements face à cette proposition fraîchement adoptée demeurent.
L’urgence de l’adoption de la procédure de suspension de détention
provisoire pour motif médical
En l’état du droit positif, les
dispositifs existants au bénéfice des personnes condamnées et des personnes
prévenues incarcérées révèlent une réelle asymétrie. Alors que l’article
720-1-1 du code de procédure pénale ouvre aux condamnés un droit à voir leur
peine suspendue pour motif médical, rien de comparable n’assure la protection
de l’intégrité des prévenus privés de liberté. Il est apparu indispensable au
législateur de prévoir un mécanisme effectif permettant une suspension de
l’incarcération dès lors que l’état de santé de la personne détenue était ou
devenait incompatible avec la détention.
Cette volonté s’est
matérialisée par l’adoption de la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des
malades et à la qualité du système de santé. Un article 720-1-1 a été inséré
dans le code de procédure pénale et prévoit que « sauf s’il existe un risque
grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut également être
ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant
à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée ; pour les condamnés
dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic
vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien
en détention, hors les cas des personnes détenues en établissement de santé
pour troubles mentaux ».
Les préoccupations au fondement
d’un tel mécanisme étaient à l’origine exclusivement humanitaires. Il s’agissait
bien, en parallèle des procédures qui récompensent les perspectives positives sociales,
personnelles ou professionnelles d’un condamné - comme le fait la libération
conditionnelle par exemple – d’offrir une réponse à l’incapacité d’une personne
à subir la détention, indépendamment de sa personnalité ou de la gravité des
faits pour lesquels elle a été condamnée. Ces préoccupations exclusivement
humanitaires sont devenues « essentiellement » humanitaires le jour où
une réforme, venue encadrer la procédure d’une exception de « risque grave
de renouvellement de l’infraction », est entrée en vigueur. Une telle
limite consacrait l’admission expresse dans l’ordre interne d’une dérogation à
la prohibition des traitements inhumains et dégradants au sens de la Convention
européenne des droits de l’homme. L’éventuelle « dangerosité » de la
personne condamnée impose de refuser la suspension, aussi graves que puissent
être ses pathologies : une dérogation en totale contradiction avec la
reconnaissance pourtant unanime du droit à l’intégrité au rang des droits
absolus et donc « indérogeables ».
Bien que la procédure de
suspension de peine ait été atteinte dans sa teneur philosophique originelle
par la loi du 12 décembre 2005, elle a aujourd’hui le mérite d’exister et de
permettre la libération de personnes dont l’état de santé est incompatible avec
la détention. Rien de tel n’a jamais été prévu pour les personnes placées en
détention provisoire, rien de spécifique en tous cas. L’article 148 du code de
procédure pénale dispose que « la mise en liberté peut aussi être demandée en
tout état de cause par toute personne mise en examen, tout prévenu ou accusé,
et en toute période de la procédure ». Cette procédure de mise en liberté,
bien qu’indispensable à la procédure pénale n’apporte cependant aucune solution
aux préoccupations humanitaires qui sous-tendent la proposition de loi
initialement présentée. En effet, cette procédure constitue une garantie en miroir
des dispositions des articles 144 du code de procédure pénale qui prévoient la
possibilité et les critères d’un placement en détention provisoire.
Puisqu’une telle décision
d’incarcération doit être strictement motivée, quand les motifs qui la
justifiaient disparaissent, la personne prévenue doit pouvoir demander à être
remise en liberté. Cette procédure est donc très intimement liée à l’article
144 et comme l’affirme la Cour de cassation, la décision de rejet de la mise en
liberté doit être spécialement motivée au regard de ces critères. Dès lors, il s’agit
dans le cadre de cette procédure, de répondre à une situation infractionnelle
et les impératifs de conservation des preuves, de protection des témoins, de la
personne mise en examen, ou de prévention des concertations frauduleuses, apparaissent
déterminants. Les procédures d’appel de l’ordonnance de placement en détention
provisoire ou de demande de mise en liberté sont donc sans lien aucun avec les
problématiques de santé qui fondent par ailleurs la procédure de suspension de
peine. Et les arguments invoquant la possibilité de prendre en considération de
tels motifs médicaux par le juge dans le cadre d’une demande de mise en liberté
ne nous semble pas convaincants.
Le rapport de la Commission des
lois du Sénat montre d’ailleurs que la question a été étudiée en rappelant que « la
Cour de cassation a, à plusieurs reprises, jugé que, dans le silence de la loi,
un état de santé incompatible avec la détention pouvait également motiver une
remise en liberté ». Cependant, rien n’oblige le juge à le faire et surtout
il est privé de tout fondement légal pour solliciter une expertise médicale.
La conservation de ce droit
positif implique donc le maintien d’une inégalité discriminatoire dans l’ordre
interne. Si les sénateurs, dans le cadre des débats autour de cette proposition
de loi, ont plusieurs fois nuancé l’apport de la réforme par le faible nombre
de personnes qu’elle était susceptible de concerner, cette remarque n’emporte
pas notre adhésion. Une telle inégalité de traitement ne semble pas admissible
sur le plan des principes et notamment de l’égalité devant la loi.
A cela il faut ajouter que la
position de la Cour européenne sur cette question est particulièrement
explicite. Dans l’arrêt Gülay Cetin c.
Turquie rendu le 5 juin 2013, les juges de Strasbourg ont estimé que la
requérante prouvait l’existence d’une différence de traitement entre les personnes
détenues avant le jugement et celles qui ont fait l’objet d’une condamnation
définitive, les premières ne bénéficiant pas de la même protection judiciaire
que les secondes en cas de maladie présentant un pronostic fatal à court terme.
Il est particulièrement intéressant de souligner que, la Cour sanctionne
expressément le fait qu’une « catégorie de détenus [puisse], sans justification
adéquate, être moins bien traitée qu’une autre ». La Turquie est condamnée
sur le fondement de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants et
de l’article 14 de la Convention européenne qui prohibe toute discrimination dans
l’exercice des droits qu’elle protège. Il ne s’agit donc plus d’un choix pour
le législateur français puisque le droit actuellement en vigueur maintient une
inégalité discriminatoire de nature à violer la Convention européenne des
droits de l’homme.
Les questionnements persistants
Pour les raisons précitées, le
texte adopté par le Sénat et les travaux législatifs qui l’ont précédé, doivent
être admis comme une évolution souhaitable de l’arsenal normatif interne ;
ils appellent néanmoins quelques réserves.
L’option de la création d’un
motif médical de demande de mise en liberté, préférée à une procédure autonome de
suspension de la détention provisoire ne nous semble pas justifiée. Outre
l’incohérence entre la nature du dispositif et le titre initial pourtant
conservé de la proposition de loi qui n’appellerait qu’une rectification
matérielle, une difficulté plus fondamentale nous semble devoir être évoquée. Elle
est d’ailleurs liée à la critique formulée à l’encontre de l’exception
introduite dans la procédure de suspension de peine en 2005. Les logiques
respectives de ces procédures ne peuvent pas être les mêmes. La confusion,
entre une demande de mise en liberté - qui serait liée à la disparition des
motifs prévus à l’article 144 – et l’impératif de mettre un terme à la
détention carcérale pour une raison médicale, ne devrait pas être entretenue
par la loi. Les motifs de conservation des preuves ou de protection des témoins
ne peuvent guère être confondus avec l’exigence de protection de la santé de la
personne prévenue mais incarcérée.
Une critique à l’encontre de la
rédaction initiale du texte, pour justifier l’option pour la mise en liberté et
« sécuriser » le dispositif, a été formulée en ces termes par le
rapport de la Commission des lois : « la proposition tendant à créer
un mécanisme de « suspension » de la détention provisoire
impliquerait qu’en cas d’amélioration de son état de santé, l’intéressé
pourrait être automatiquement réincarcéré en maison d’arrêt, sans débat préalable
et sans que le juge n’ait à vérifier que les conditions de la détention
provisoire sont toujours réunies ». Cette crainte nous semble infondée
dans la mesure où l’amélioration de l’état de santé serait nécessairement
constatée médicalement et soumise à l’appréciation du juge dans le cadre d’une
procédure judiciaire. Rien ne ferait obstacle à ce que le juge ayant à
connaître de la demande de suspension, ou de la fin de cette suspension pour
amélioration de l’état de santé, statut dans le même temps sur une demande de
mise en liberté si les conditions de l’article 144 n’étaient plus réunies.
Le risque de réincarcération
n’a pas à être craint dans la mesure cette procédure ne devrait être fondée que
sur des raisons humanitaires. Si les motifs médicaux qui la fondent
disparaissent, rien ne s’oppose au retour en détention du prévenu, dès lors que
les critères la détention provisoire sont réunis. Il nous semble d’ailleurs
qu’il y aurait une indéniable vertu pédagogique à maintenir une différence
terminologique entre suspension et demande de mise en liberté. Le doyen Cornu
définit la suspension comme une « mesure temporaire qui fait provisoirement
obstacle (…) à l’exécution d’une convention ou d’une décision, au déroulement
d’une opération ou d’une instance (…) soit à titre de sanction, soit par mesure
d’attente ». La suspension, qu’elle soit appliquée à une peine ou à la
détention provisoire n’est qu’une mesure d’attente, elle ne devrait être ni confondue
ni mélangée avec les autres fondements de la demande de mise en liberté.
De cette confusion des logiques
découle un autre défaut de la proposition qui nous semble plus grave encore, il
s’agit d’une liberté certaine prise à l’égard de la présomption d’innocence.
L’article 147-1 issu de la proposition ici commentée prévoit en effet que cette
demande de mise en liberté peut-être introduite à tout moment de la procédure
« sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction ».
Alors que dans le même temps, le rapport de la Commission des lois rappelle qu’« à
la différence des personnes condamnées, qui exécutent une peine d’emprisonnement
ou de réclusion prononcée de façon définitive par une juridiction pénale, les
personnes prévenues bénéficient de la présomption d’innocence ».
S’agissant de la suspension de
peine, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait d’ailleurs considéré
que l’article 720-1-1 « ne fixe aucune condition tenant à la nature des
infractions sanctionnées ou à l’existence d’un risque de trouble à l’ordre
public ». Cette solution, plus tard contredite par loi, devrait
impérativement et a fortiori être
appliquées aux personnes placées en détention provisoire. Il est d’ailleurs à noter,
en réponse à ce même rapport, que l’éventuelle reprise d’une activité
criminelle peut-être prévenue indépendamment de tout enfermement carcéral. Déjà,
l’exception était critiquable s’agissant de la suspension d’une peine, méconnaissant
la ratio legis de la loi du 4 mars
2002, mais l’exception s’agissant de la détention provisoire est difficilement explicable.
La confusion des logiques semble totale face à
cet écho offert à l’article 144 du code de procédure pénale qui prévoit que la
détention provisoire peut-être décidée pour « mettre fin à l’infraction ou
prévenir son renouvellement ». S’il existe un risque de renouvellement de
l’infraction qui ne peut pas être qualifié de grave, cela signifie que le juge
devrait choisir d’appliquer alternativement l’article 144 ou l’article 147 du
code de procédure pénale. Quels principes pour gouverner ce choix ? La
suspension apparaîtrait en revanche comme une véritable exception. La détention
provisoire ne peut être ordonnée qu’à titre exceptionnel car elle constitue
manifestement une atteinte à la fiction juridique qu’est la présomption
d’innocence. La procédure de suspension de peine qui pourrait être étendue aux
personnes placées en détention provisoire est une autre fiction juridique qui
extrait la personne de son état de possible délinquant et qui permet, de faire
primer la prohibition des traitements inhumains et dégradants sur tout
impératif de sécurité susceptible d’être par ailleurs invoqué. Aussi, il
semblerait souhaitable que cette procédure bénéficie d’une parfaite autonomie et
d’une parfaite primauté sur des préoccupations sécuritaires surtout lorsqu’il
s’agit de l’appliquer à une personne présumée innocente.
Nos sentiments à l’égard de la
réforme qui s’annonce ne peuvent donc être qu’en demi-teinte. La proposition de
loi a le grand mérite de combler une lacune du droit qui expose à tout moment la
France à une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle permet
en outre de simplifier la procédure en n’exigeant qu’une seule expertise
médicale, ce que notre Garde des Sceaux souhaiterait d’ailleurs voir étendu à
la suspension de peine à l’occasion de l’adoption du projet de loi pénale. Ces
progrès méritent d’être salués. Ceci dit, l’inquiétude semble légitime face à
certaines confusions qui porteraient atteinte à l’essence même d’une telle
procédure, et elle appelle la vigilance du législateur.
Anne Simon