En mémoire d’Édith
L’ÉCHELLE DE KURT
- Nouvelle -
Par Pierre V. Tournier
- 1. -
C’est dans le cadre de la 53ème Session de l’Institut International de Statistique qui se tenait à Séoul, en République de Corée, du 22 au 29 août 2001 que Julien B. fit la connaissance du Docteur Hans Kurt. Ce dernier enseignait la bio-statistique à l’Université de Vienne, en Autriche. Il s’était formé, à cette discipline, en France, auprès de l’un des grands maîtres en la matière, Daniel Schwartz (1917-2009). Julien B. avait été invité, à Séoul, par le président de l‘IIS, Jean-Louis Bodin, un français, afin de présenter « Pénombre ». Première expérience collective, dans le monde francophone, de Data Checking,[1] ce mouvement avait été créé, à son initiative, quelques années auparavant (Octobre 1992 précisément) et comptait plusieurs centaines de membres de disciplines et de professions diverses. Kurt fut intéressé et intrigué par la communication du chercheur français[2].
Dans son intervention, Julien prétendait que son projet était né d’une rencontre fortuite, dans un TGV, allant de Paris à Lausanne, avec une certaine Clara Halbschatten, rencontre qu’il allait décrire avec une grande précision, dans sa communication. Pour un autrichien, la ficelle était un peu grosse[3]. Mais Kurt trouva cette façon de présenter les choses qui mêlait science et fiction, rigueur et fantaisie, osée en un tel lieu mais si bienvenue. Les scientifiques n’ont pas vocation à être nécessairement sinistres. Kurt aurait tellement voulu que Clara exista réellement, qu’il puisse aller lui rendre visite dès son retour de Corée et parler avec elle d’une Vienne qu’il n’avait pas connue, celle de Freud, de Zweig, de Schnitzler et de tant d’autres géants. Et pourquoi pas la retrouver, régulièrement, au Café Central, Herrengasse 14, dans cette ambiance envoutante des années « 1920-1930 ». Mais, dans son fort intérieur, Kurt reconnaissait avoir eu une chance, inouïe, de venir au monde après le 8 mai 1945 et la capitulation de l’Allemagne, de n’être strictement pour rien dans toutes ces monstruosités.
Kurt ayant fait allusion à la dette immense qu’il devait à Daniel Schwartz, Julien se fit un malin plaisir à rapporter que le « maître à compter » de Kurt était de ceux qui fréquentaient assidument Pénombre et publiait « chez nous ». Sans transition et avec une exaltation surprenante, Kurt posa la question suivante : « Avez-vous déjà entendu parler de mon échelle ? » Julien connaissait, bien entendu, des tas d’échelles, des plus connues comme l’échelle de Richter mesurant la magnitude d’un séisme à d’autres plus obscures comme l’échelle de dépression d‘Hamilton ou celle du désespoir de Beck qui mesure l’intention suicidaire du sujet. Mais Julien était désolé, et même un peu gêné : il ignorait ce que l’échelle de Hans Kurt - au regard inquiet - pouvait bien prétendre mesurer. Il s’agit de « l’échelle de l’inhibition sociale ». Elle permet de situer l’état d’une personne, « dans ses rapports à l’altérité », à un instant donné ou sur une période donnée - plus ou moins longue - et de la quantifier de 0 à 1, voire de 0 à 100, dans la version la plus aboutie de l’échelle.
Très méfiant face à la quanto-frénésie
de l’époque, dénoncée dans les publications de Pénombre (« La Lettre
blanche » ou « La Lettre grise ») et lors des
« Nocturnes »[4], Julien avait immédiatement
mobilisé son scepticisme viscéral. Kurt poursuivit ses explications, cherchant
à les rendre les plus simples possibles, sous-estimant peut-être, au passage,
les connaissances théoriques et pratiques de Julien sur le sujet. Un indice de 10,
c’est l’inhibition absolue, l’impossibilité de toute communication verbale ou
non avec autrui ; on peut penser à l’expression de « Forteresse
vide » de Bettelheim, aux cas les plus graves du spectre de l’autisme.
A l’autre extrémité de son
échelle, l’indice 0 : Kurt parla, tout de go, de « folie ». En
langage freudien, ni le « surmoi », ni le « moi » ne jouent
leur rôle de régulateur social, le « çà » a pris le pouvoir :
« tout est possible, tout est permis ». N’écoutant que d’une oreille
discrète les explications de l’éminent professeur, Julien fut transportée, ne
serait-ce qu’un instant, à Paris, au Quartier Latin, un certain mois de Mai,
où il était interdit d’interdire, où
tout était possible où tout était permis (« Le temps de vivre » de
Moustaki).
Kurt le ramena à des considérations nettement moins enthousiasmantes : à 0, l’individu court à sa perte, à vive allure. Seul un internement d’office, en hôpital psychiatrique, peut le sauver. Légèrement moqueur, afin de détendre l’atmosphère, Julien demanda : « Doit-on avoir comme objectif de vie d’être, en permanence, à 5, pas trop fou, pas trop autiste, normal quoi, « moyen » aurait dit le collègue Quetelet (1796-1874)[5] ? Kurt cita plusieurs de ses articles – malheureusement en allemand - où il abordait cet épineux problème de « l’inhibition idéale » directement liée au niveau de tolérance de l’environnement ambiant
- 2 -
Hans Kurt et Julien B. quittèrent le stand de présentation de « Pénombre », envahi par de nombreux étudiants cherchant à en savoir davantage sur cette mystérieuse Clara, « amie de Freud ». Ils avaient envie de marcher dans les rues de Séoul. Se promener dans cette ville copie conforme de n’importe quelle grande métropole américaine et sans passé architectural ne produit pas les mêmes éblouissements qu’en déambulant à Rome, Saint Pétersbourg ou Prague… Le charme se cache dans la prévenance manifestée par les passants à l’égard de « l’étranger », facilement repérable : bien peu de touristes occidentaux ne s’aventurent dans cette capitale aseptisée. Il vous suffit de sortir un plan de votre poche et vous vous trouvez entourées de beaux sourires, hommes ou femmes, jeunes ou plus âgés, parlant anglais, près à modifier leur parcours pour faire un bout de chemin à vos cotés. Cliché ? Si on veut, au même titre que l’amabilité bien connue des chauffeurs de taxis parisiens. Dans le métro où des foules impressionnantes se croisent, les promeneurs hésitants se sentent protégés, et ce malgré le nombre. « Le nombre n’est pas nécessairement l’ennemi du bien », pensa Julien.
Il se trouve que Kurt et Julien B. avaient un point commun qui n’était pas sans effet au « pays du matin calme », principalement auprès des petits coréens : ils portaient l’un et l’autre des barbes consistantes - mimétisme assumé vis-à-vis de certaines figures tutélaires qui leur étaient communes ? – Mais les coréens ne portent ni barbe, ni moustache, ni quoi que ce soit qui y ressemble. Aussi pour nos scientifiques, plus habitués au « sérieux absolu », croiser un groupe scolaire provoquait l’hilarité générale parmi les enfants. Quel bonheur de provoquer une telle joie spontanée, un tel plaisir gratuit ! A plusieurs reprises, les accompagnateurs demandèrent au « duo de comiques » de poser, pour la photo, au milieu des enfants surexcités.
Passé les effets de surpris, au contact de la foule coréenne bienveillante, Kurt reprit « sa conférence de rue » sur l‘inhibition et sa fameuse échelle. Le positionnement par rapport à la valeur 5 de l’indice (ou 50, précisa-t-il, avec une certaine fierté, dans l’échelle la plus aboutie) permettait de distinguer, à grands traits, deux types de personnalités que chacun peut facilement identifier dans la vie courante : le « sujet introverti » à forte inhibition (indice supérieur à 5) et le « sujet extraverti » à faible inhibition (indice inferieur à 5) : l’un est craintif et se protège, l’autre ose davantage à ses risques et périls. L’un prend le risque de laisser parfois passer le coche, l’autre de se prendre le poteau, plus souvent qu’à son tour. L’un parle trop, l’autre ne parle pas assez, etc. Hans Kurt montrait, par le recours à ce langage de la vie quotidienne, sa pleine maîtrise de notre langue. Julien que la nature avait dramatiquement privé du don des langues n’en revenait pas. Il apprendrait, plus tard, que Kurt pouvait aussi bien s’exprimer en anglais, italien, espagnol néerlandais et même en alsacien[6] !
Au ton employé, au rythme accéléré de son élocution, à son exaltation renouvelée, Kurt se préparait à entrer, enfin, dans le vif du sujet. L’intérêt majeur de l’échelle réside dans la mesure des écarts de l’indice qui peuvent être observés dans différents contextes. Ainsi une hausse significative de l’indice d’inhibition - de un, deux, voire trois points - peut être le signe d’une « phase dépressive », l’individu se referme, se retire sous sa tente, se protège encore plus que d’habitude. A l’inverse, une baisse de l’indice peut révéler une « phase dite maniaque ». L’individu prend de l’assurance, une assurance inhabituelle, puis il prend trop d’assurance, beaucoup trop d’assurance (raréfaction des filtres), pouvant même perturber son environnement, voire lui faire peur par des initiatives tous azimuts. Cela peut devenir dangereux, - très rarement pour autrui -, pour la sécurité physique et mentale de la personne, essentiellement par manque de sommeil.
Malicieux, Julien se
demandait à quel niveau de l’indice se trouvait, à cet instant, son collègue
Kurt, embarqué, avec passion, dans son exposé, au risque de ne pas traverser les
larges Avenues de Séoul au bon moment… Et il posa la question qui peut
fâcher : « Comment déterminez-vous, pour un individu X, à l’instant
t, la valeur de l’indice ?
Kurt donna l’impression d’être légèrement désarçonné par la question, somme toute naturelle, de Julien. Comment arriver à résumer l’état d’inhibition d’un individu par un nombre de 1 à 10, voire encore plus fort de 1 à 100 ? Ne s’attendait-il pas à une telle curiosité de la part du « fondateur de Pénombre » - et fier de l’être - ? Kurt commença par botter en touche : « Ça c’est la cuisine statistique ». Mais, à Pénombre, on a toujours aimé goûter les plats avant d’avaler quoique ce soit. Puis notre Viennois fit allusion au recours à de très grandes quantités d’items permettant de décrire le rapport de l’individu à l’altérité, dans les situations d’interactivité les plus variées de la vie quotidienne ; sans compter sur l’utilisation d’algorithmes, évidemment « performants », mais bien difficiles à décrire en quelques mots, pour finir par solliciter l’aide irremplaçable et décisive de la fée « intelligence artificielle ». « Circuler, y a rien à voir ? » en conclut Julien.
Kurt perdit un peu son
calme qu’il n’avait déjà plus vraiment, depuis un moment, et se proposa
d’entrer dans le concret, avec l’exemple de « la cabine d’ascenseur » :
comment caractériser le comportement de X en présence d’une ou plusieurs
personnes, après avoir traité à part, le cas de celui qui prend l’escalier pour
une question d’IMC trop élevé ou pour papoter avec la gardienne, ou, plus
grave, de phobie :
- 1. X reste complètement muet.
- 2. X dit bonjour – au revoir.
- 3. X parle de la pluie et du beau temps.
- 4. X engage une mini-conversation prenant en compte ce qu’il connait
de ces personnes.
- 5. X parle politique et/ou religion.
- 6. X part en vrille, en racontant son dernier cauchemar, à
connotation sexuelle, ou sa dernière dispute ultra-violente dans le couple.
Mais Julien, encore un peu fatigué de son voyage Paris-Séoul, avait vite décroché.
Perdu dans une nuée, nécessairement dynamique, d’items, il prit l’escalier de service.
Lors d’un épisode dépressif
sérieux, Julien B., qui n’était pas à son coup d’essai, avait repris contact
avec le docteur Raymond Cahn, membre éminent de la Société psychanalytique de
Paris (SPP) qu’il connaissait depuis le début des années 1970. A la grande
surprise de Julien qui n’avait jamais pris d’antidépresseur, il se vit
prescrire le tout nouveau Prozac : « Je voudrais savoir ce que cela
peut produire sur vous, à faible dose, soit 1/2 comprimé chaque matin. Je vous
donne mon téléphone à la campagne et, surtout, vous me tenez au courant, je
veux pouvoir vous suivre de près ». Surpris, tout de même, d’avoir été
invité à sortir de l’orthodoxie, Julien quitta, confiant, la rue de l’Abbaye et
le quartier de Saint-Germain des Près. Une semaine passe, deux semaines passent,
jusque là tout va bien - ou plutôt tout
continue à aller comme avant, mal -. Les choses vont commencer à
changer, la troisième semaine et surtout à s’animer, un peu comme à la Foire du
Trône.
Levé tôt, de plus en plus tôt, couché tard, de plus en plus tard, Julien se trouve confronté à ce manque cruel de temps : comment s’organiser pour mener à bien, sur 24 heures (disons 20 heures) tout ce qu’il a envie de réaliser, pour être présent à ces multiples rendez-vous qu’il fixe. Au plus fort de la crise, Julien réalisera, à temps, qu’il avait fixé, à la même heure, une rencontre, à deux personnes distinctes, dans deux lieux différents. Le don d’ubiquité lui aurait pourtant été d’un bon secours pour gérer ses désirs, sans devoir les hiérarchiser en permanence. Comment ne pas être exalté, en constatant que le cerveau fonctionne à plein régime : les idées fusent, les souvenirs peuvent être aisément mobilisés (la scène d’un film, les paroles d’une chanson, une émotion, une odeur même…), l’inconscient se livre lui aussi, entrant dans la danse souvent avec humour : association d’idées loufoques, jeux de mots, inversion féconde des mots dans une expression[8], etc. Ainsi Julien prit l’initiative - pas si simple que cela - de revoir telle ou telle personne qu’il avait perdu de vue depuis bien longtemps, comme son ancien grand copain de classe préparatoire, au Lycée Lakanal : il avait laissé PO militant maoïste, établi en usine à Grenoble, faisant le forcing pour agir au sein de la CGT, sans se faire exclure, manu militari. Il le retrouvait, 20 ans plus tard, PDG de la société « Idéale Audience », producteur de films documentaires des plus grands musiciens. Le repas des retrouvailles, à la brasserie du Grand Hôtel l’Inter-Continental[9], 3 rue de Castiglione, à deux pas de la place Vendôme, restera, pour Julien, un grand moment de « temps suspendu ».
Paris, le 14 mai 2023
[1] Le Data checking consiste
à vérifier, de manière systématique, des données chiffrées avancées, dans le débat
public, par des responsables politiques, des journalistes, des dirigeants
associatifs, voire des chercheurs ou des
universitaires.
[5]
Adolphe Quetelet présidera le premier congrès international de statistique, en
1853, à Bruxelles. Premier démographe à s’intéresser aux prisons avant
Jean-Claude Chesnais, assistant d’Alfred Sauvy et Julien B.
[6] Il le prouva lors d’un diner à Strasbourg, où
Julien et Kurt s’étaient retrouvés, à l’occasion d’une réunion d’experts au Conseil de l’Europe.
[7] Le voyage de retour Lausanne-Paris ne fut pas
des plus simples. Attendant son train, dans la brasserie de la gare, Julien
n’allait pas bien du tout. Ayant renversé sur son costume tout ce qu’il avait
commandé, il se demandait où il était, ni comment il allait retrouver les
siens, Mais « Pénombre » était née de l’exaltation des jours
précédents.