vendredi 3 avril 2015

Chronique côté Cour EDH

Jean-Manuel Larralde,

Professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)

La France condamnée pour des soins insuffisants apportés à un détenu lourdement handicapé  

• Cour EDH, 19 février 2015, Helhal c/ France, req. n° 10401/12

« Compte tenu de son grave handicap, (…) la période de détention qu’il a vécue sans pouvoir bénéficier d’aucun traitement de rééducation, et dans un établissement où il ne peut prendre des douches que grâce à l’aide d’un codétenu, sont des circonstances qui l’ont soumis à une épreuve d’une intensité qui a dépassé le niveau inévitable de souffrances inhérentes à une privation de liberté. Ces circonstances constituent un traitement dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention et emportent violation de cette disposition. »  (§ 63)

Le très important arrêt Kudla c/ Pologne rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 26 octobre 2000 a posé comme nouveau principe que toute détention doit se dérouler « dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine », ce qui nécessite la protection de la santé « notamment par l’administration des soins médicaux requis » (§ 94). Cette formule de principe a permis aux juges de Strasbourg de construire un inmportant corpus jurisprudentiel explicitant les exigences de protection de la santé pour les personnes privées de leur liberté[1], dont l’arrêt Helhal constitue la dernière application.

Condamné à une peine de trente ans de réclusion criminelle pour des faits d’assassinat, de tentative d’assassinat et de violence, le requérant a fait une grave chute de plusieurs mètres lors d’une tentative d’évasion. Victime d’une fracture de la colonne vertébrale entraînant une paraplégie des membres inférieurs et une incontinence urinaire et anale, il est contraint de se déplacer principalement en chaise roulante. Cette situation l’a conduit à demander une suspension de peine pour raison médicale[2], en arguant que les locaux, en particulier sanitaires, n’étaient pas adaptés à son handicap qui l’obligeait à se déplacer en fauteuil roulant, que les soins de kinésithérapie qui lui étaient prodigués étaient insuffisants et qu’il devait se faire assister d’un détenu mis à sa disposition, ce qui le plaçait dans une situation humiliante vis-à-vis des autres détenus. Tout en reconnaissant que son établissement de détention (le centre de détention d’Uzerche) n’était pas adapté à sa situation, le tribunal de l’application des peines de Limoges a rejeté sa demande, ce qui a été confirmé par la cour d’appel de Limoges, puis par la Cour de cassation.

Sans beaucoup de surprise eu égard à sa jurisprudence antérieure[3], la Cour européenne des droits de l’homme condamne à l’unanimité la France pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme en indiquant que par son maintien en détention le requérant a été « soumis à une épreuve d’une intensité qui a dépassé le niveau inévitable de souffrances inhérentes à une privation de liberté », ce qui constitue un « traitement dégradant » (§ 63). Le raisonnement de la Cour de Strasbourg se déroule ici en trois temps.

En premier lieu, la Cour de Strasbourg confirme qu’il n’existe aucune obligation pour les Etats de libérer un détenu pour des raisons médicales (§§ 47 et 48). Depuis l’arrêt Mouisel c/ France du 14 novembre 2002 la Cour a, en effet, précisé qu’il n’existe pas, en tant que telle, une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé, même dans des cas graves[4]. Toutefois, « la santé d’une personne privée de liberté fait désormais partie des facteurs à prendre en compte dans les modalités d’exécution de la peine, notamment en ce qui concerne la durée du maintien en détention » (§§ 45 et 43). La Commission européenne des droits de l’homme avait par ailleurs eu l’occasion de préciser que dans des situations médicales particulièrement graves, la bonne administration de la justice pénale exige que des « mesures de nature humanitaire » soient prises pour y parer (ce qui signifie très concrètement des mesures telles qu’une libération provisoire, un sursis à la détention ou encore une grâce)[5].

En deuxième lieu, l’arrêt précise à nouveau que eu égard à la condition du détenu, celui-ci doit pouvoir bénéficier des soins appropriés[6] : la Cour « se doit de vérifier que des mesures ont été prises par les autorités pénitentiaires pour offrir au requérant les soins prescrits par les médecins » (§ 57). En l’espèce, les juges strasbourgeois observent que les soins de kinésithérapie prescrits par l’ensemble des médecins ayant examiné le requérant n’ont pas été prodigués pendant plus de trois ans, faute de personnel qualifié au sein du centre de détention d’Uzerche (et n’ont ensuite pris la forme que d’une seule courte séance hebdomadaire)[7]. Au-delà même des soins, c’est également la difficulté d’accès aux équipements sanitaires que dénonce la Cour européenne, confirmant ainsi sa volonté d’imposer aux Etats l’accessibilité architecturale des bâtiments pour tous les types de détenus qui s’y trouvent incarcérés[8]. Ne pouvant accéder seul à ces équipements indispensables, le requérant, malade particulièrement vulnérable, se trouve dans une situation de « dépendance (qui) l’expose à des situations humiliantes vis-à-vis de (son) auxiliaire et des autres détenus du fait de son incontinence » et pour effectuer sa toilette (§ 62). La Cour juge d’ailleurs ici inappropriée la disposition introduite par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, permettant à toute personne détenue dans une situation de handicap de désigner un aidant de son choix[9]. Selon elle, on ne peut « approuver une situation dans laquelle le personnel d’une prison se dérobe à son obligation de sécurité et de soins vis-à-vis des détenus les plus vulnérables en faisant peser sur leurs compagnons de cellule la responsabilité de leur fournir une assistance quotidienne ou, le cas échéant, des soins d’urgence ; cette situation engendre de l’angoisse et les place dans une position d’infériorité vis-à-vis des autres détenus » (§ 62). Ce refus est conforme à l’attitude générale de la Cour qui, à plusieurs reprises, a exprimé son opposition quant à la pratique de certains établissements pénitentiaires consistant à confier à des personnes non qualifiées la responsabilité d’assister un individu malade ou handicapé[10].  

Enfin, la Cour vérifie que les autorités étatiques concernées ont bien pris des mesures adaptées à la situation, ce qui va au-delà des soins fournis, en contrôlant notamment la mise en œuvre de mesures d’exécution de la peine permettant dans certains cas d’accéder à des soins en dehors de la prison et ce, même à la fin du maintien en détention pour les détenus les plus gravement malades. L’Etat a en effet l’ « obligation, dans un État de droit » de vérifier  « la capacité à subir une détention » (§ 48). Concernant la situation de Mohammed Helhal,  l’analyse de la Cour est claire : «  le Gouvernement n’a pas démontré qu’une solution ait été recherchée pour que le requérant puisse être transféré dans une autre prison ou en milieu spécialisé » (§ 58). Si en la matière l’attitude du requérant constitue toujours un élément important pour la Cour[11], celle-ci écarte en l’espèce la réticence du requérant à un éventuel transfert, en raison de l’éloignement familial qui en aurait résulté (§ 58). Cette réticence ne saurait de toute manière « justifier l’inertie des autorités pénitentiaires et sanitaires qui n’ont pas su coopérer pour lui assurer les soins dont l’exigence avait été formulée par les médecins qui l’avaient examiné » (idem). La Cour confirme ici la particulière attention accordée à la situation des invalides et personnes handicapées en prison[12] qui, lorsqu’elles ne peuvent se déplacer en détention par leurs propres moyens, sont soumises à un traitement dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention[13].

Cette nouvelle condamnation de la France[14] démontre que les ambitieux objectifs de la loi du 18 janvier 1994 qui visaient à accorder aux détenus le même niveau de soins qu'au reste de la population sont toujours loin d’être atteints. Comme l’avait déjà souligné il y a plusieurs années le Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé dans son avis n° 94 de novembre 2006 relatif à la médecine et à la santé en prison, « l’accès aux soins et à la protection de la santé en prison continue de poser des problèmes éthiques majeurs ». C’est à une conclusion identique que parviennent les juges de Strasbourg presque dix ans plus tard.

Jean-Manuel Larralde




[1] Voir la fiche thématique de la Cour européenne des droits de l’homme « Droits des détenus en matière de santé », www.echr.coe.int/Documents/FS_Prisoners_health_FRA.pdf
[2] En application de l’art. 720-1-1 CPP (dans cette rédaction à l’époque des faits) :
« Sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.
La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent. Toutefois, en cas d’urgence, lorsque le pronostic vital est engagé, la suspension peut être ordonnée au vu d’un certificat médical établi par le médecin responsable de la structure sanitaire dans laquelle est pris en charge le détenu ou son remplaçant (...). »
 
[3] La Cour rappelle elle-même qu’elle « renvoie à sa jurisprudence constante » (§ 47).
[4] Voir également l’arrêt Kalashnikov c/ Russie, 15 juillet 2002, § 95.
[5] Com. EDH, Chartier c/ Italie, 8 décembre 1982, § 53. Solution confirmée par  la Cour européenne des droits de l’homme. Voir, inter alia, l’arrêt Xiros c/ Grèce du 9 septembre 2010.
[6] Cour EDH, Ürfi Çetinkaya c/ Turquie, 23 juillet 2013.
[7] §§ 57 et 58. La Cour balaie ici l’argument selon lequel la responsabilité d’assurer la présence d’un kinésithérapeute au sein d’une prison relève d’une administration différente de l’administration pénitentiaire. Cela ne peut, en effet, «  justifier un tel délai d’inertie et n’exonère en tout état de cause pas l’État de ses obligations à l’égard du requérant » (§ 58).
[8] Cour EDH, Price c/ Royaume-Uni, 10 juillet 2001 ; Vincent c/ France, 24 octobre 2006.
[9] Art. R. 57-8-6 du Code de procédure pénale (CPP), issu du décret no 2010-1634 du 23 décembre 2010.
[10] Cour EDH, Kaprykowski c/ Pologne, 3 février 2009 ; Farbtuhs c/ Lituanie, 2 décembre 2004 ; Grimailovs c/ Lettonie, 25 juin 2013 ; Semikhvostov c/ Russie, 6 février 2014.
[11] Cour EDH, Matencio c/ France, 15 janvier 2004 ; Gelfmann c/ France, 14 décembre 2004.
[12] Lorsque les autorités nationales décident de placer ou de maintenir en détention une personne invalide, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que  les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques de son infirmité. Cour EDH, Price c/ Royaume-Uni, précité ; Farbtuhs c/ Lettonie, précité ; Zarzycki c/ Pologne, 12 mars 2013.
[13] Cour EDH, Cara-Damiani c/ Italie, 7 février 2012.
[14] Qui a pu être étrangement présentée dans certains médias comme “la première condamnation de la France pour manque de soins apportés à un détenu handicapé”. Le Monde, 19 février 2015.

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