mardi 14 janvier 2014

Eloge de la sécurité en détention


 Le texte qui suit a été écrit en novembre 2012. Hélas il reste d’actualité, « le changement » annoncé n’ayant pas eu lieu.

Référence :  Pierre V. Tournier,   La Prison. Une nécessité pour la République, Préface d’Elisabeth Guigou, Les Editions Buchet & Chastel, coll. « Essais & Documents»,  février 2013, 261 p., ISBN 978-2-283-02590-1


    Si la détention n’est pas, en soi, une atteinte à la dignité de la personne, la légitimité de la prison, en démocratie, ne repose-t-elle pas, avant toutes choses, sur la sécurité des biens et des personnes qui doit régner dans l’ensemble des établissements pénitentiaires ? Ainsi la loi pénitentiaire de 2009, précise, dans son article 44, que « L'administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels. Même en l'absence de faute, l'Etat est tenu de réparer le dommage résultant du décès d'une personne détenue causé par des violences commises au sein d'un établissement pénitentiaire par une autre personne détenue ». Principe de cohérence absolu : un lieu où l’on retient, par la force légitime de l’Etat, celles et ceux qui ont violé la loi ou sont soupçonnés de l’avoir violée se doit d’être irréprochable sur le terrain du respect de la loi. Dans leur rapport d’évaluation intitulé « Loi pénitentiaire : de la loi à  la réalité de la vie carcérale », les sénateurs Nicole Borvo Cohen-Séat et Jean-René Lecerf déclarent soutenir la préconisation que j’avais présentée devant eux « d’établir des critères de la sécurité des établissements. Il paraît indispensable, dans cet esprit, de mesurer la nature des  infractions commises en prison, l’information dont dispose l’administration sur ces incidents, le rôle joué par le parquet et l’effet des réponses apportées »[1].

     Nous avons quelques raisons de penser qu’une telle préoccupation, en termes de connaissance et de transparence, n’est guère partagée par les responsables actuels de la direction de l’administration pénitentiaire et qu’il faudrait une forte volonté politique pour que cela change. En 2011, nous avions construit un projet de recherche avec l’Institut national  des hautes études de la sécurité et de la justice. L’INHESJ m’en avait confié la direction scientifique. Le projet avait pour intitulé « Crimes, délits et contraventions commis dans le cadre du placement sous écrou : dimensions du phénomène, réponses administratives et judiciaires apportées et possibilités d’en réduire l’importance par l’application des règles pénitentiaires européennes et de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ». Pour convaincre l’administration pénitentiaire de bien vouloir coopérer à un tel programme, nous ouvrir « ses » portes, « ses » fichiers, « ses » archives, nous laisser interroger fonctionnaires et personnes détenues, notre argumentation était la suivante. La nouvelle version des Règles pénitentiaires européennes (RPE) adoptée par le Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006 et la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 sont venues renforcer la légitimité du recours au placement sous écrou pour lutter contre les délits et les crimes, dans le respect de la dignité de la personne et de ses droits fondamentaux. Mais qu’il s’agisse des recommandations européennes ou des avancées de la loi française, leur application rencontre une même exigence : le placement sous écrou doit se faire dans le respect de la loi de la part des prévenus et condamnés, de leurs proches comme de tous les acteurs professionnels ou bénévoles. On sait qu’il n’en est pas ainsi. Dans notre projet, nous rappelions les maigres données dont nous disposons sur les faits de violences entre personnes détenues : homicides (4 en 2010, 3 en 2011), actes de torture ou de barbarie, agressions sexuelles, actes d’humiliation, de racket, de violence avec arme ou objet faisant fonction, ou de rixes[2]. Pointe visible de l’iceberg ? Nous n’en savons rien. Comme nous ne savons rien du traitement administratif - informel ou formel - et/ou judiciaire de ces actes.   

    En effet, à notre connaissance, cette question des illégalismes dans le cadre du placement sous écrou n’a fait l’objet d’aucune tentative d’évaluation, à vocation exhaustive, dans notre pays[3]. Nous l’avons rappelé, l’exécution de la peine privative de liberté doit permettre aux condamnés de « mener une vie responsable et exempte d’infractions pénales.  Tel est le sens de la peine défini dans la RPE n°106.1, comme dans l’article 1er de la loi pénitentiaire. Cet objectif n’est pas simplement renvoyé à l’après-détention (préparation à la sortie en fin de peine ou en libération conditionnelle), il doit s’appliquer « ici et maintenant », c’est-à-dire de l’écrou à la levée d’écrou. Peut-on poursuivre un tel objectif sans réduire, au maximum, l’usage des substances interdites, les trafics, les menaces et chantages, les agressions sexuelles et autres actes de violences ? Comment peut-on développer les activités au sein de la détention ou  l’expression collective des personnes détenues dans un espace de non-droit ?

    Mais on peut aussi inverser le raisonnement : nombre de prescriptions du Conseil de l’Europe ou de la loi française nous paraissent susceptibles de favoriser la réduction des délits et des crimes commis dans le cadre du placement sous écrou, et ce quels qu’en soient les auteurs ou les victimes. Nous pensons, de nouveau aux activités des placés sous écrou – hors de la cellule -, à l’expression collective des détenus, mais aussi à l’encellulement individuel (plus d’un quart des faits de violences recensés en 2009 ont eu lieu en cellule) ou aux régimes différentiés[4].

    Ce « cercle vertueux » était donc au cœur de la recherche stratégique que nous nous proposions de mener avec l’INHESJ, stratégique au sens où nombre de règles pénitentiaires européennes ne sont pas encore réellement appliquées en France[5], où la loi pénitentiaire est loin d’être entrée en vigueur, dans toutes ses dimensions[6]. Il s’agissait donc à la fois de décrire la situation actuelle, d’analyser comment elle pourrait évoluer positivement, dans les années à venir, par l’application de ces prescriptions et de définir des « indicateurs de qualité » de la sécurité dans les établissements pénitentiaires. 

   Le fait de s’intéresser à toutes les infractions nous paraissait, évidemment, indispensable. Aussi proposions-nous, une typologie des affaires comportant 5 niveaux :

a. le lieu de la commission des faits, selon trois modalités, infractions internes, infractions externes, infractions internes-externes ;

b. la qualification juridique, en distinguant  les infractions sans victime directe (par exemple corruption de fonctionnaire, destruction, évasion, infractions sur les stupéfiants, remise illégale d’argent, de correspondance, d’objet) et les infractions avec victime ;

c. La qualité  de la victime (s’il y a lieu), selon 5 modalités, fonctionnaires pénitentiaires ou assimilés, autres intervenants professionnels en détention (magistrats, avocats, enseignants, personnels soignants, salariés d’entreprises…), intervenants bénévoles en détention (visiteurs de prison, membres d’autres associations humanitaires…), personnes sous écrou (détenues et non détenues[7]), personnes extérieures en relation avec les personnes sous écrou (famille des personnes sous écrou, proches, complices, autres…) ;

d. La distinction entre affaires à auteur unique et affaires avec au moins deux auteurs ;

e. La qualité de l’auteur (même distinctions que pour la victime).

   Pour le lieu de la commission des faits, nous avions retenu les définitions suivantes :   

- Infractions internes : l’infraction a été, intégralement, commise au sein de l’établissement, sans intervention extérieure. Exemples :  coups et blessures volontaires commis par un détenu sur un autre détenu dans la cour de promenade, coups et blessures volontaires commis par un surveillant sur un détenu dans sa cellule, prostitution interne, trafics internes entre détenus, etc. Il s’agit alors d’une question de « police intérieure » à l’établissement.

  - Infractions externes : l’infraction a été, intégralement, commise hors des établissements pénitentiaires par une personne sous écrou non détenue (placement sous surveillance électronique ou placement extérieur sans hébergement pénitentiaire) ou par une personne détenue faisant l’objet d’un aménagement de peine (semi-liberté, placement extérieur avec hébergement pénitentiaire, permission de sortir). Exemple : conduite sans permis d’un condamné en semi-liberté, viol commis par un condamné bénéficiant d’un placement sous surveillance électronique, etc. 

- Infractions internes-externes : l’infraction ne se limite pas à une affaire interne à l’établissement. Exemple : introduction de stupéfiants, entrées et sorties illégales de correspondance, évasion, parloir sauvage,  poursuite, en détention d’une activité illégale après mise sous écrou (proxénétisme, association de malfaiteurs, activités terroristes, activités à caractères sectaires, …). Les infractions commises au cours d’un transfèrement (avec ou sans complicité extérieure) entrent dans cette catégorie.

Une recherche entravée

    Indépendamment de notre forte implication personnelle dans ce projet, il importe d’insister ici sur l’attitude de l’administration pénitentiaire, dans cette affaire. Car elle illustre fort bien ce « syndrome de la forteresse assiégée » entretenu par l’activisme des abolitionnistes qui y trouvent, d’ailleurs, la confirmation de leurs thèses. A la suite d’une réunion, le 8 février 2012, entre le l’INHESJ, porteur institutionnel du projet et les services de la direction de l’administration pénitentiaire (Bureau des études et de la prospective et inspection des services pénitentiaires), le directeur de l’INHESJ recevait un courrier du directeur de l’administration Pénitentiaire (DAP), daté du 14 mars 2012[8]. Le préfet Henri Masse reconnaissait « l’intérêt de la thématique » pour l’administration dont il avait la charge, mais trouvait le champ de la recherche « excessivement large » (sic), demandant, sans la moindre argumentation, que la recherche soit limitée « aux crimes et délits commis par les personnes sous écrou ». Ce qui serait une façon de dénaturer gravement le sens  de la recherche. Ainsi le DAP ne souhaitait-il pas que l’on s’intéressa, scientifiquement (dans le respect scrupuleux de l’anonymat des personnes concernées) aux infractions commises par d’autres personnes que les personnes écrouées[9] et en particulier par les fonctionnaires pénitentiaires, ainsi qu’aux suites administratives et/ou judiciaires de ces affaires. Encore plus surprenant, il nous était répondu que l’étude des délits et des crimes, c’était bien suffisant ; pas besoin de s’intéresser aux contraventions. C’est évidemment vouloir ignorer que les coups et blessures volontaires sont les infractions les plus fréquemment commises en détention[10] et que dans ce domaine, la distinction entre délits et contraventions de 5ème classe est réellement problématique : si l’interruption temporaire de travail (ITT) est supérieure à 8 jours, c’est un délit, si l’ITT est inférieure ou égale à 8 jours, c’est une contravention de 5ème classe.         

  Par ailleurs, la lettre confirmait, involontairement, la pauvreté des instruments d’analyse  développés par l’administration, indiquant, que « les données objectivables (statistiques notamment) produites par la DAP, ne sont que partiellement exploitables en l’état car constituées dans un souci opérationnel ». Comprenne qui pourra ! 

    Enfin, le DAP écrivait que nous faisions un « contresens - pas moins - en pensant que la loi pénitentiaire était venue renforcer la légitimité du recours au placement sous écrou pour lutter contre les crimes et les délits, lors même « qu’à la lecture de l’article 65 de la loi on est conduit  à la conclusion inverse ». L’article 65 indique « qu’en matière correctionnelle, en dehors des condamnations en récidive légale prononcées en application de l'article 132-19-1, une peine d'emprisonnement sans sursis ne peut être prononcée qu'en dernier recours si la gravité de l'infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine nécessaire et si toute autre sanction est manifestement inadéquate ; dans ce cas, la peine d'emprisonnement doit, si la personnalité et la situation du condamné le permettent, et sauf impossibilité matérielle, faire l'objet d'une des mesures d'aménagement prévues aux articles 132-25 à 132-28. »

  Ainsi pour l’administration, la loi pénitentiaire, en favorisant le développement, sous certaines conditions, des aménagements  de peine sous écrou, viendrait affaiblir la légitimité du recours au placement sous écrou pour lutter contre les crimes et les délits. Là encore comprenne qui pourra. L’idée que nous défendions était pourtant assez simple : la loi pénitentiaire (comme les RPE) en favorisant les droits des détenus, en améliorant les conditions de détention et en réduisant la surpopulation retire autant d‘arguments aux contempteurs de la prison et, de ce fait, renforce la légitimité (politique) de la privation de liberté comme mesure ou sanction de dernier recours.      

   Malgré les obstacles, cette recherche, de grande ampleur, se fera-t-elle  dans l’avenir ? Nous l’espérons. Mais nous restons bien conscients qu’elle nécessite des relations d’étroites confiances entre représentants de l’administration pénitentiaire et chercheurs  - indépendants - chacun sachant rester dans son rôle[11].     
 
Pierre V. Tournier
 



    [1] Borvo Cohen-Séat N., Lecerf J.-R., Loi pénitentiaire : de la loi à  la réalité de la vie carcérale, Sénat, rapport n°629, 2011-2012,  p. 39.
    [2] Malgré nos demandes répétées,  la direction de l’administration pénitentiaire ne nous a pas fourni, pour 2010 et 2011 les données détaillées que nous avions obtenues pour 2009. Nouvel exemple de l’attitude arbitraire de cette administration en matière de diffusion statistique, et ce en contradiction avec la loi du 17 juillet 1978 qui reconnaît à toute personne le droit d’obtenir communication des documents détenus par une administration.
   [3] Un certain nombre de travaux a bien été mené sur « la violence en prison », mais sans qu’il ne s’agisse de recherches évaluatives reposant sur des objectifs d’exhaustivité, voire même de représentativité. Voir Chauvenet A. , Rostaing C., Orlic F., La violence carcérale en question, PUF, coll. « Le Lien social », 2008, 347 p.
- Collectif, Violences en prison, Paris, Ministère de la Justice, Ecole nationale d’administration pénitentiaire, octobre 2005.
- Direction de l’administration pénitentiaire, Missions de réflexion sur les violences entre personnes détenues, Paris, Ministère de la justice et des Libertés, juin 2010, 37 p.      
    [4] Cliquennois G. « Origines et évolutions des régimes différentiés », in Tournier P.V. (dir.), Dialectique carcérale. Quand la prison s’ouvre et résiste au changement, L’Harmattan, Coll. « Criminologie », 2012, 97-108.
    [5] Tournier P.V., « 95 % des règles pénitentiaires européennes appliquées en France ? Un pourcentage en question » Arpenter le Champ pénal, 221, 21 mars 2011 et 228, 9 mai 2011.
    [6] Borvo Cohen-Séat N., Lecerf J.-R., Loi pénitentiaire : de la loi à  la réalité de la vie carcérale, op. cit.
    [7] Condamnés placés sous surveillance électronique ou en placement extérieur sans hébergement pénitentiaire.
    [8] Coïncidence malheureuse, le 15 février 2012, Florent Gonçalves, directeur de la maison d’arrêt de Versailles et Emma S qui avait été l’appât du gang des barbares, attirant Illan Halimi dans un guet-apens mortel, étaient jugés pour avoir entretenu une liaison interdite derrière les barreaux. Une affaire qui fit grand bruit. Le fonctionnaire fut condamné à deux ans de prison, dont un an avec sursis, 10 000 euros d'amende et l'interdiction définitive d'exercer une fonction publique. La jeune femme fut condamnée à un an de prison, assorti de huit mois de sursis.
    [9]  On notera que les associations qui interviennent en prison, comme l’Association nationale des visiteurs de prison (ANVP) ou le Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées (GENEPI), sont extrêmement attentives à leurs modes de recrutement et de formation afin que leurs membres respectent la loi. Il n’en reste pas moins que des incidents peuvent se produire et que le sujet mérite examen, sans tabou. Exemple : en 2010, un visiteur de prison – non membre de l’ANVP - fut poursuivi pour avoir introduit, dans une maison d’arrêt de l’ouest, des produits stupéfiants, de l’argent et des téléphones portables et condamné à deux ans d’emprisonnement dont huit mois avec sursis.      
    [10] En 2009, les « coups isolés » et les « rixes » représentent 93 % des faits de violence entre détenus recensés par l’administration (statistique de la sous-direction de l’Etat-major de sécurité, bureau de gestion de la détention). 
    [11] Dans son courrier, le DAP allait jusqu’à remettre en cause le choix de l’INHESJ, organisme dépendant directement du Premier Ministre,  de nous confier la direction scientifique  de la recherche à travers cette phrase d’anthologie : «  Dans l’hypothèse où la nouvelle version du projet viendrait à recevoir notre accord, la question de la direction scientifique de ce projet méritera une réflexion que nous pourrions mener ensemble du fait notamment de l’étendue des prestations demandées aux services de l’administration pénitentiaire. »