mercredi 5 février 2014

Cour européenne des droits de l’homme


Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)

PROTECTION DES DETENUS CONTRE LES VIOLENCES CARCERALES

Un risque imminent de mauvais traitements infligés à un détenu vulnérable par ses codétenus nécessite l’adoption par les autorités nationales de mesures adéquates et l’accès à une voie de recours effective.

• Cour EDH, 29 octobre 2013, D.F. c/ Lettonie, req. n°  11160/07

« Prenant en considération les longues craintes et angoisses ainsi que le risque imminent de mauvais traitements éprouvés par le requérant durant une période de plus d’un an à la prison de Daugavpils, ainsi que l’indisponibilité d’un recours qui aurait permis de remédier à la situation, la Cour parvient à la conclusion qu’il y a eu en l’espèce une violation de l’article 3 de la Convention  » (§ 95)

La Cour européenne des droits de l’homme a posé depuis maintenant plusieurs années des exigences jurisprudentielles cherchant à  protéger l’intégrité physique des personnes détenues et ce tant à l’égard des mauvais traitements provenant du personnel pénitentiaire que des violences émanant des détenus entre eux[1]. Concernant ce dernier type de situations, les juges de Strasbourg ont précisé dans leur arrêt Pantea contre Roumanie du 3 juin 2003 (req. n° 33343/96), que l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (qui prohibe la torture ainsi que les peines ou traitements inhumains ou dégradants) fait reposer sur les Etats une « obligation positive de protéger l’intégrité physique (des détenus) dans le cadre de leur devoir consistant à surveiller les personnes privées de liberté et à empêcher qu’il soit porté atteinte à leur intégrité physique » (§ 195). Cette exigence se manifeste d’une part par l’obligation imposée aux Etats de diligenter une enquête « approfondie et effective », dès que sont allégués de manière plausible des mauvais traitements en détention (§ 215). Elle oblige d’autre part les autorités étatiques à faire tout ce que l’on peut « attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat » pour l’intégrité physique des détenus, en prenant « dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient évité un tel risque » (§ 190). Comme l’a précisé plus récemment l’arrêt Đurđević c/ Croatie, du 19 juillet 2011 (req. n° 52442/09), ces mesures « doivent assurer une protection effective, en particulier aux personnes vulnérables en détention placées sous le contrôle exclusif des autorités, et doivent également inclure des garanties raisonnables permettant de prévenir les mauvais traitements dont les autorités ont ou doivent avoir connaissance » (§ 102).

C’est dans cette perspective que se situe l’arrêt D.F. contre Lettonie. Le requérant, qui purgeait une peine d’emprisonnement de treize ans pour des crimes de nature sexuelle, avait également effectué des missions d’informateur auprès de la police. Cette double caractéristique en faisait un détenu particulièrement vulnérable, exposé pendant plus d’une année à des actes de violence de la part des autres détenus (et ce d’autant plus que les autorités pénitentiaires l’avaient fréquemment changé de cellule). Contrairement à d’autres arrêts rendus par la Cour en la matière et dans lesquels les requérants avaient fait état de mauvais traitements avérés[2], l’arrêt D.F. présente la particularité de concerner un requérant qui n’a pas effectivement subi de telles violences, mais qui était « seulement » exposé à un tel risque de manière « imminente ». S’appuyant de manière importante sur les « normes » du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT)[3], la Cour fait ici peser une charge supplémentaire sur les Etats, afin de mieux protéger les détenus « à risque », tels que les délinquants sexuels, très souvent soumis aux actes de violence de leurs co-détenus. Cet arrêt permet également à la Cour européenne des droits de l’homme de mettre à nouveau l’accent sur l’existence de voies de recours efficaces et accessibles aux détenus[4]. Même si chacun sait que le développement du contentieux ne permettra pas de résoudre tous les maux dont souffrent les prisons, l’accès au juge constitue cependant une exigence incontournable pour que les détenus puissent obtenir les mesures de réparation adéquates après la violation de leurs droits, ou pour éviter de telles violations.

Cette affaire constitue une nouvelle étape dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, qui cherche à renforcer la protection des personnes les plus vulnérables dans les établissements pénitentiaires, qu’il s’agisse des mineurs[5], des personnes âgées[6], des personnes souffrant de troubles psychiatriques[7], ou de handicaps physiques[8]….et désormais de détenus qui, en raison de leur passé pénal ou de leurs activités, se trouvent potentiellement exposés à la violence carcérale.
 


[1] Ce type de situation a été pris en compte par la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009, qui précise dans son article 44 que « L'administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels », que « même en l'absence de faute, l'Etat est tenu de réparer le dommage résultant du décès d'une personne détenue causé par des violences commises au sein d'un établissement pénitentiaire par une autre personne détenue » et enfin que « toute personne détenue victime d'un acte de violence caractérisé commis par un ou plusieurs codétenus fait l'objet d'une surveillance et d'un régime de détention particuliers. Elle bénéficie prioritairement d'un encellulement individuel ».
[2] On peut ici notamment penser aux arrêts Yuriy Illarionovich Shchokin c/ Ukraine du 3 octobre 2013 (req. n° 4299/03) ; Premininy c/ Russie du 10 février 2011 (req. n°44973/04), Stasi c/ France du 20 octobre 2011 (req. n° 25001/07) ; J.L. c/ Lettonie du 17 avril 2012 (req. n° 23893/06).
[3] Qui rappellent que « l'obligation de prise en charge des détenus qui incombe au personnel pénitentiaire englobe la responsabilité de les protéger contre d'autres détenus qui pourraient leur porter préjudice », s’exprimant par une « stratégie efficace » de lutte contre la violence. CPT/Inf/E (2002) 1, Rev. 2009, § 27.
[4] Comme le font les Règles pénitentiaires européennes, qui précisent que « Les détenus doivent avoir l’occasion de présenter des requêtes et des plaintes individuelles ou collectives au directeur de la prison ou à toute autre autorité compétente » (Règle 70.1).
[5] Voir, inter alia, Çoşelav c/ Turquie du 9 octobre 2012 (req. n° 1413/07).
[6] Voir, inter alia, Papon c/ France du 7 juin 2001 (req. n° 64666/01).
[7] Voir, inter alia, Renolde c/ France du 30 octobre 2008 (req. n° 5608/05).
[8] Voir, inter alia, Price c/ Royaume-Uni du 10 juillet 2001 (req. n° 33394/96).

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