Par Jean-Manuel Larralde,
professeur à
l’Université de Caen-NormandieCentre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
LES AUTORITES PENITENTIAIRES DOIVENT ACCORDER DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION AUX DETENUS TOXICOMANES QUI LE NECESSITENT
• Cour EDH, 1er septembre 2016,
Wennerc/ Allemagne, req. n° 62303/13(en anglais)
« Les
autorités pénitentiaires doivent offrir au prisonnier le traitement
correspondant aux maladies diagnostiquées et tel que prescrit par les médecins
compétents » (§ 57).
Depuis le fondateur arrêt Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000, qui marque le début d’une
importante jurisprudence de la Cour de Strasbourg visant à imposer aux 47 Etats
du Conseil de l’Europe le respect de la dignité des personnes détenues, pèse
sur les autorités pénitentiaires une prise en charge « adéquate » de la santédes personnes incarcérées« notamment par l’administration des
soins médicaux requis » (§ 94). Depuis une quinzaine d’années, la Cour
s’est attachée à définir le contenu de cette obligation de soins[1],
s’appliquant à toutes les pathologies et à tous les types de détenus et régimes
de détention[2].
Mais au-delà de cette exigence globale, les juges strasbourgeois ont eu
l’occasion de poser des exigences médicales et sanitaires renforcées, qui
visent à mieux protéger les détenus les plus vulnérables. Relèvent de cette
catégorie les toxicomanes (voir la décision Marro
c/ Italie du 30 avril 2014, § 43), personnessouvent sujettes à des pulsions
suicidaires, et souffrant en outre fréquemment de pathologies graves telles
qu’hépatites ou séropositivité au VIH.
Dans l’affaire Wenner
le requérant, condamné pour trafic de stupéfiants, est un ancien héroïnomane, porteur
du VIH, et traité par une thérapie de substitution depuis dix-sept ans au
moment de son incarcération. Sa condamnation avait également comporté une obligation
de suivre en prison une cure de désintoxication, fondée sur l’abstinence, sans
aucun traitement d’appoint. Alors qu’un médecin
extérieur à l’établissement qui l’avait examiné à la demande des autorités
pénitentiaires, avait par la suite prescrit un traitement substitutif qui
aurait pu soulager ses vives douleurs chroniques d’origine neurologique, les
autorités pénitentiaires, puis les tribunaux internes (y compris la Cour
constitutionnelle) lui ont opposé des refus d’accéder à de tels traitements. Pour
la Cour européenne des droits de l’homme, cette situation a entraîné chez M.
Wenner une épreuve physique et mentale d’une telle intensité qu’elle a constitué
une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Tout en affirmant qu’elle ne souhaite pas
s’aventurer sur le terrain de l’expertise médicale, et en rappelant que les
Etats membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation concernant le choix
des soins à prodiguer aux détenus présentant des pathologies (§ 58), la Cour
précise que les autorités pénitentiaires ont l’obligation d’apprécier
correctement l’état de santé des intéressés, afin de pouvoir leur prodiguer le
traitement le plus adéquat. Cette analyse n’est pas nouvelle, car les juges de
Strasbourg avaient déjà eu l’occasion d’exprimer
cette exigence concernant des prisonniers souffrant de troubles mentaux (Keenan c/ Royaume-Uni,3 avril 2001), ou
de maladies chroniques telles que l’hépatite C (Testa c/ Croatie, 12 juillet 2007). Elle s’applique donc
désormais au choix pouvant être opéréentre une
thérapie fondée sur l’abstinence et une thérapie de substitution pour le
traitement d’un toxicomane en détention, S’appuyant tout à la fois sur les
normes du CPT[3]
et sur les Règles pénitentiaires européennes[4],
l’arrêt du 1er septembre 2016 présente en outre l’intérêt de mettre
en exergue le principe de l’équivalence des soins, qui doit garantir aux
détenus un traitement médical dispensé dans des conditions comparables à celles
dont bénéficie la population en milieu libre (§ 66). Or, en l’espèce, le
requérant, souffrant pourtant de douleurs chroniques, avait été contraint
d’interrompre contre son gré sa thérapie de substitution lors de son entrée en
détention (alors qu’il la suivait depuis dix-sept ans, et
que trente Etats européens procurent ce type de traitement en prison). Les
autorités pénitentiaires bavaroises, qui auraient pu s’appuyer sur l’expertise
d’un médecin indépendant spécialiste des addictions pour éclairer leur
jugement, ont ici effectué une grave erreur d’appréciation, en refusant de
vérifier avec la diligence nécessaire si l’état de santé de M. Wenner
nécessitait encore son traitement de substitution et violé leur obligation
positive de mise en œuvre de l’article 3.
[1]
Voir la fiche thématique de la Cour européenne des droits de l’homme
« Droits des détenus en matière de santé » : http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Prisoners_health_FRA.pdf
[2]
Pour quelques applications récentes, voir les notes publiées sur le Blog sous
les arrêts GülayÇetin c/ Turquie, 5
mars 2013 ; Amirov c/ Russie, 27 novembre 2014 ; Helhal c/ France, 19
février 2015 ; Martzaklis et a. c/ Grèce,9 juillet 2015.
[4]
Règles 40.3, 40.4 et 40.5.