mercredi 10 février 2016

Chronique Coté Cour EDH

 L'exercice de la justice pénale doit respecter la situation spécifique des mineurs

 
 

Par Jean-Manuel Larralde,

professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie, Centre de recherches sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (EA 2132)



• Cour EDH, 19 janvier 2016, Gülcü c/  Turquie, req. n° 17526/10
 
 « (…) l'arrestation, la détention ou l'emprisonnement d'un enfant ne peut constituer qu'une mesure utilisable en dernier recours, et appliquée seulement pour une durée limitée » (§ 115).

Le 14 juillet 2008, Ferit Gülcü, alors seulement âgé de 15 ans, participe dans la grande ville Kurde de Diyarbakir à une manifestation organisée par le Demokratik Toplum Partisi (Parti de la Société Démocratique - DTP), principal parti kurde[1]. Avec d'autres manifestants, il chante des slogans à la gloire du leader kurde Abdullah Öcalan, jette des pierres à l'encontre des forces de police et est accusé d'avoir décroché un drapeau turc d'une école (dernière accusation qu'il contestera systématiquement tout au long de la procédure). Arrêté par les forces de sécurité, il est ensuite placé en détention préventive pendant plus de trois mois, accusé de participation aux activités d'une organisation illégale, obstruction aux forces de l'ordre et diffusion de propagande en faveur d'une organisation terroriste. Le 11 novembre 2008, il est jugé par la Cour d'assises de Diyarbakir et condamné à une peine d'emprisonnement de sept ans et six mois. Libéré au bout d'un an et huit mois, son affaire est ensuite réexaminée par la cour des mineurs de Diyarbakir, qui confirme les condamnations  pénales, mais en les assortissant  d’un  sursis  à  la  condition  que  l’intéressé  ne  commette  aucune  infraction  pendant  les  trois  années suivantes.

Saisie par le requérant, la Cour de Strasbourg condamne la Turquie pour violation de l’article 11 de la Convention (liberté d’association), ajoutant à la longue liste d’arrêts concernant la situation politique dans l’est de la Turquie… Mais cette décision présente une tonalité très originale en raison de la personne même du requérant, mineur au moment des faits. Mobilisant à l’appui de leur arrêt un nombre considérable de références tant internationales[2], qu’européennes[3], ou émanant d’organisations non gouvernementales[4], les juges strasbourgeois rappellent deux éléments de principe, qui vont au-delà du cas particulier du jeune Ferit Gülcü.

D’une part, l’arrêt du 19 janvier 2016 réaffirme les spécificités de la justice pénale appliquée aux mineurs. Si les Etats bénéficient d’une marge d’appréciation dans l’infliction des sanctions pénales, celle-ci se voit réduite lorsque l’affaire concerne la situation d’un délinquant mineur. En l’espèce, la Cour relève l’extrême sévérité des peines infligées au requérant (au surplus par une décision non motivée !), sans que les juridictions internes aient suffisamment pris en compte l’âge de l’intéressé (§ 115). Même dans le cadre de la lutte anti-terroriste, les Etats doivent adopter des sanctions pénales proportionnées, qui prennent notamment en compte la minorité de l’auteur des faits. La Cour conforte ici la position déjà exprimée par les organes politiques du Conseil de l’Europe, pour qui « le système de justice pénale traditionnel ne peut pas, en tant que tel, offrir des solutions adéquates s'agissant du traitement des jeunes délinquants dont les besoins éducatifs et sociaux spécifiques diffèrent de ceux des adultes »[5]. L’arrêt renforce aussi la place de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 dans la jurisprudence européenne, puisque l’article 40 de cet instrument international exige que les sanctions pénales infligées aux enfants (donc à tout mineur âgé de moins de 18 ans)  par la justice répressive tiennent compte de l’âge du justiciable.

D’autre part, la Cour confirme sa jurisprudence constante qui à cherche à imposer aux Etats membres du Conseil de l’Europe l’idée d’un recours à la prison en tant que mesure ultime. Dans leur arrêt Witold Litwa c/ Pologne, 4 avril 2000, les juges de Strasbourg précisaient ainsi que la peine privative de liberté « est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention » (§ 78). Cette idée est réaffirmée avec force dans l’arrêt Gülcü, puisque la Cour relève que le Gouvernement n’a pas démontré que des méthodes alternatives à la détention ont été envisagées, afin que le recours à l’enfermement carcéral soit seulement utilisé en dernier ressort (§ 115). Cette analyse jurisprudentielle s’inspire à nouveau de la Convention internationale sur les droits de l’enfant, selon laquelle « l'arrestation, la détention ou l'emprisonnement d'un enfant doit être en conformité avec la loi, (n) être qu'une mesure de dernier ressort et être d'une durée aussi brève que possible » (art. 37 b). Dans cette lutte de longue haleine contre le « tout carcéral », la Cour rejoint également la position du Comité des ministres du Conseil de l’Europe pour qui « les Etats membres devraient développer une gamme plus large de mesures et de sanctions appliquées dans la communauté, qui soient novatrices et plus efficaces »[6].




[1]             Fondé en 2005, ce parti a été dissous le 11 décembre 2009 par la Cour constitutionnelle turque, en raison de ses liens avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK).
[2]             Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ; Observation générale n° 10 (2007) du Comité des droits de l’enfant ; Observations du Comité des droits de l’enfant relatives à la Turquie du 20 juillet 2012.
[3]             Résolution 2010 (2014) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à la justice pour mineurs ; Recommandation R (87) 20 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur les réactions sociales à la délinquance juvénile ; Recommandation (2008) 11 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur les Règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures ; Rapport du Commissaire du Conseil de l’Europe pour les droits de l’homme du 1er octobre 2009.
[4]             Human Rights Watch ; Amnesty international.
[5]             Préambule de la Recommandation (2003) 20 précitée.
[6]             Article 8 de la Recommandation (2003) 20 concernant les nouveaux modes de traitement de la délinquance juvénile et le rôle de la justice des mineurs.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire