lundi 27 juillet 2015

CHRONIQUE côté Cour EDH


Jean-Manuel Larralde,

Professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
 
LA COUR DE STRASBOURG RENFORCE SON CONTROLE SUR L’ORGANISATION DES VISITES POUR LES PERSONNES SOUMISES A UN REGIME STRICT DE DETENTION
 

• Cour EDH, 30 juin 2015, Khoroshenko  c/ Russie, req. n° 41418/04

 « l’État ne peut avoir toute latitude pour introduire des restrictions générales (aux visites des détenus) sans prévoir une dose de flexibilité permettant de déterminer si les limitations apportées dans chaque cas particulier sont opportunes ou réellement nécessaires » (§ 125).

Si le contentieux de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme est le plus souvent au cœur des requêtes introduites par les personnes privées de liberté devant la Cour de Strasbourg, il ne faudrait pas pour autant oublier que d’autres dispositions conventionnelles sont de nature à renforcer la protection de leurs droits. Ainsi en est-il de l’article 8, qui protège le droit à la vie privée et familiale, et qui est au cœur de la requête introduite par Andrey Khoroshenko, condamné à mort pour meurtre qui a vu sa peine commuée en réclusion à perpétuité par les juridictions russes. Soumis à un régime pénitentiaire particulièrement strict, il n’a été admis à recevoir qu’une seule visite de ses proches par semestre (avec un dispositif de séparation ne permettant aucun contact physique) pendant une durée de dix ans. Ayant tenté, en vain, de faire reconnaître par les juridictions internes que les dispositions du code d’exécution des sanctions pénales portaient atteinte au respect du droit à sa vie privée, il a saisi la Cour de Strasbourg, en soutenant que les conditions de détention auxquelles il avait été soumis avaient violé les articles 8 et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme. Les conclusions de la Cour sont sans ambiguïté : ce régime de visite extrêmement restrictif, tout particulièrement « à une époque où le maintien des relations familiales revêtait une importance particulière pour toutes les parties concernées » (§§ 23-25, 97 et 147) constitue une ingérence « qui n’a pas ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant à la protection de sa vie privée et familiale, d’une part, et les buts invoqués par le gouvernement défendeur, d’autre part » (§ 148).

En s’appuyant sur de très nombreuses sources non conventionnelles[1], la Cour de Strasbourg réaffirme la nécessité pour le détenu de pouvoir maintenir sa vie privée et familiale et tout particulièrement de conserver ses liens avec la famille proche (§§ 115 et s.). La démonstration est simple (en tout cas sur un plan théorique…) : puisque les détenus continuent de jouir pendant leur détention de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention à l’exception du droit à la liberté, le respect de leur vie familiale doit être protégé et respecté pendant leur période de détention (§§ 116 et 117). Certes, le droit aux visites n’est ni illimité ni inconditionné, puisque les Etats peuvent parfaitement prévoir certaines mesures visant à contrôler les contacts des détenus avec le monde extérieur (Aliev c/ Ukraine, 29 avril 2003), comprenant par exemple la limitation du nombre de visites, leur surveillance et, même dans certains la soumission de l’intéressé à un régime pénitentiaire spécifique ou à des modalités de visite particulières (Hagyó c/  Hongrie, 23 avril 2013). Mais « la réglementation au niveau européen des droits de visite des détenus, y compris de ceux condamnés à la réclusion à perpétuité, se fonde sur le principe selon lequel les autorités nationales sont tenues de prévenir la rupture des liens familiaux et de permettre aux détenus condamnés à la réclusion à perpétuité de bénéficier d’un niveau de contact raisonnablement bon avec leurs familles par le biais de visites organisées de manière aussi fréquente et normale que possible » (§ 134).

Cette démonstration est parfaitement en phase avec celle exprimée par d’autres normes et organes du Conseil de l’Europe. Ainsi selon la Règle pénitentiaire européenne 24.1 « les détenus doivent être autorisés à communiquer aussi fréquemment que possible – par lettre, par téléphone ou par d’autres moyens de communication – avec leur famille, des tiers et des représentants d’organismes extérieurs, ainsi qu’à recevoir des visites desdites personnes » . De manière encore plus précise, la Recommandation Rec (2003) 23 concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus du 9 octobre 2003, précise que « des efforts particuliers devraient être faits pour éviter une rupture des liens familiaux et, à cette fin (que) (…) la correspondance, les appels téléphoniques et les visites devraient être autorisés avec la plus grande fréquence et intimité possible. (…). » (§ 22).  Cette position est également celle du Comité européen pour la prévention de la torture selon lequel « le principe directeur devrait être de promouvoir le contact avec le monde extérieur » (avec des) limitation(s) à de tels contacts (…) fondée(s) exclusivement sur des impératifs sérieux de sécurité ou sur des considérations liées aux ressources disponibles », ce qui implique « la nécessité d’une certaine flexibilité dans l’application des règles en matière de visites et de contacts téléphoniques à l’égard des prisonniers dont les familles vivent très loin de la prison (rendant ainsi les visites régulières impossibles) »[2]. Cette exigence est également rappelée pour les détenus condamnés à de longues peines, pour lesquels « des visites fréquentes et prolongées, dans des conditions qui autorisent la vie privée et le contact physique, sont essentielles »[3].

L’arrêt Khoroskenko pourrait à première vue ne constituer qu’un rappel de la jurisprudence antérieure et des positions du Conseil de l’Europe. Il est un peu plus que cela, puisqu’il reprécise également les buts et fonctions des peines privatives de liberté et permet à la Cour de combler partiellement un « angle mort » de sa jurisprudence en matière de contrôle des régimes de détention les plus stricts.

Depuis plusieurs années, les juges de Strasbourg insistent régulièrement sur l’approche resocialisante de la prison, qui implique qu’aucune privation de liberté ne s’apparente à un bannissement. L’arrêt Vinter c/ Royaume-Uni du 9 juillet 2013 a ainsi été l’occasion de rappeler que « tous les détenus, y compris ceux purgeant des peines perpétuelles », doivent se voir « offrir la possibilité de s’amender et la perspective d’être mis en liberté s’ils y parviennent »[4]. Cette fonction de la prison est rappelée dans l’arrêt du 30 juin 2015 qui évoque l’ « importance croissante devant à présent être accordée à la nécessité de ménager un juste équilibre entre la sanction et l’amendement des détenus », ce qui implique que « l’amendement et la réinsertion des détenus (soient) à présent un élément que les États membres (sont) tenus de prendre en compte dans l’élaboration de leurs politiques pénales » (§ 151). S’il n’est pas question de contester la possibilité pour les Etats d’infliger des sanctions privatives de liberté (qui peuvent aller jusqu’à  la perpétuité réelle), il est toutefois nécessaire de ne pas perdre de vue le retour à la vie libre, qui passe notamment par le maintien des liens personnels et familiaux. Une pratique contraire des autorités pénitentiaires serait en effet de nature à nier « le principe de proportionnalité et les impératifs d’amendement et de réinsertion des détenus de longue durée » (§ 148). A ce titre, la Russie constitue un cas particulier, puisqu’elle « semble être le seul État membre au sein du Conseil de l’Europe à réglementer les visites en prison aux détenus condamnés à la réclusion à perpétuité par l’application, pendant une longue période, à l’ensemble de ceux-ci, en tant que groupe, d’un régime caractérisé par une extrême rareté des visites » (§ 135). Il s’agit pour la Cour d’un régime trop rigoureux, en deçà des standards internationaux et européens applicables en la matière. La Cour n’est toutefois pas allée aussi loin que ce que souhaitaient les deux juges Pinto de Albuquerque et Turković qui ont conclu dans leur opinion concordante « qu’il existe un consensus européen croissant selon lequel aucune distinction ne devrait être établie entre les droits aux visites familiales des détenus condamnés à la réclusion à perpétuité ou à de longues peines et les mêmes droits des autres détenus condamnés, et que les détenus condamnés se voient en général accorder un droit aux visites familiales qui varie entre une et quatre visites par mois » (§ 17 de l’opinion concordante).

Ce particularisme de la situation à l’origine de l’affaire a cependant eu comme conséquence de renforcer le contrôle opéré par les juges de Strasbourg. Tout en maintenant la marge d’appréciation reconnue à l’Etat, la Cour européenne des droits de l’homme déclare en effet procéder à un « examen méticuleux » (§ 130) car la situation russe « a pour corollaire un rétrécissement de la marge d’appréciation dont jouit l’État défendeur s’agissant d’évaluer les limites admissibles de l’ingérence dans la vie privée et familiale dans ce domaine » (§ 136). Cette position est intéressante de la part d’une Cour qui, jusqu’à présent apparaissait souvent réticente à contrôler le déroulement des régimes de détention les plus sévères. Ainsi dans l’affaire Gallico c/ Italie du 28 juin 2005, elle avait refusé de constater une violation de l’article 3 de la Convention dans le cadre des situations de suspension complète ou partielle du régime pénitentiaire ordinaire pour les détenus les plus dangereux (condamnés pour appartenance à des réseaux mafieux), alors même que l’application de ce régime entraînait des restrictions particulièrement préjudiciables aux détenus, car touchant à des éléments concrets de la vie en détention[5]. Une évolution était toutefois perceptible avec l’arrêt Öcalan c/ Turquie (n°2) du 18 mars 2014, dans lequel la Cour avait certes validé la mise en place de régimes carcéraux particulièrement rudes et dérogatoires, pour de longues durées, en raison du degré de dangerosité de l’intéressé, mais en consacrant de longs développements à l’importance des possibilités de communication pour de tels détenus, tant avec le personnel de la prison (et tout spécialement le personnel médical), qu’avec les co-détenus, les avocats, ainsi que la famille et les proches. Poursuivant la position adoptée depuis son arrêt Trosin c/ Ukraine du 23 février 2012 qui prohibait les restrictions des droits trop « radicales » pour les détenus condamnés à perpétuité, l’arrêt Khoroshenko précise qu’ « il ne faut pas recourir à la légère à des mesures rigoureuses limitant les droits reconnus par la Convention » et qu’il est notamment nécessaire qu’existe  « un lien discernable et suffisant entre la sanction et le comportement ainsi que la situation de la personne touchée » (§ 141) . La Cour s’est en effet montrée fort peu réceptive aux arguments du Gouvernement russe qui soutenait que les limites au droit du requérant de recevoir des visites de ses proches visaient « le rétablissement de la justice, l’amendement du délinquant et la prévention de nouvelles infractions » (§ 139).

Si l’intérêt de l’arrêt Khoroshenko est indéniable, sa portée et ses répercussions en droit russe semblent plus aléatoires. La décision intervient en effet quelques jours seulement après que la Russie se soit officiellement réservée le droit de ne pas appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme au cas où celles-ci contredisent la Constitution russe[6]






[1] Dont plusieurs non européennes, telles que  l’Observation générale no 9 (1982) du Comité onusien des droits de l’homme sur l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1988 (A/RES/43/173), ou encore les arrêts de la Cour interaméricaine des droits de l’homme X et Y c. Argentine (CIDH, rapport 38/96, affaire 10.506, fond, 15 octobre 1996) et Oscar Elias Biscet et a. c/ Cuba (CIDH, rapport no 67/06, affaire 12.476, fond, 1er octobre 2006).
[2] Normes du CPT, 2e rapport général d’activités du CPT –CPT/Inf(92) 3, § 51.  
[3] Extrait du 11eme  rapport général d’activités (CPT/Inf (2001) 16,§ 33.
[4] Voir Arpenter le Champ pénal, n° 334-335, 5 août 2013.
[5] Tels que l’interdiction de participer à la gestion de la nourriture et à l’organisation des activités récréatives des détenus ; l’interdiction des entrevues avec des personnes autres que les membres de la famille, le concubin ou l’avocat ; la limitation des entrevues avec les membres de la famille au nombre de deux par mois et des conversations téléphoniques au nombre d’une par mois ; le contrôle de toute la correspondance du détenu, sauf celle avec son avocat ; l’interdiction de passer plus de deux heures en plein air ; la limitation des possibilités d’acquérir ou de recevoir de l’extérieur des biens personnels autorisés par le règlement intérieur de la prison ; la possibilité de ne recevoir que deux paquets par mois ; l’interdiction de recevoir ou envoyer vers l’extérieur des sommes d’argent ; l’interdiction d’exercer des activités artisanales entraînant l’utilisation d’outils dangereux.
[6] Fin juillet 2014, la Cour européenne des droits de l'Homme a condamné la Russie à verser près de 1,9 milliard d'euros aux ex-actionnaires du groupe de l'oligarque critique du Kremlin Mikhaïl Khodorkovski, démantelé pour fraude fiscale au début des années 2000. AFP, 14 juillet 2015.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire