samedi 30 mai 2015

Chronique côté Cour EDH


Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)

 La cour de Strasbourg réaffirme le droit des détenus au recours et à réparation   

 

• Cour EDH, 28 avril 2015, Milić and Nikezić c/ Montenegro, req. n° 54999/10 and 10609/11

• Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo c/ France, req. n° 50494/12

En l’absence d’enquête officielle (après qu’un individu ait formulé des accusations crédibles d’avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en raison d’agissements de la police ou d’autres agents de l’Etat), « la prohibition générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait, en dépit de son importance fondamentale, ineffective en pratique et il serait alors possible dans certains cas pour les agents de l’Etat d’abuser en toute impunité des droits de ceux placés sous leur contrôle » (Milić and Nikezić c/ Montenegro, § 94).

 « Pour qu’un recours interne contre des conditions de détention soit effectif, l’autorité ou juridiction saisie doit statuer conformément aux principes pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour sur le terrain de l’article 3 de la Convention » (Yengo c/ France, § 62).

Si les arrêts Milić et Nikezić c/ Montenegro et Yengo c/ France semblent, à première vue, ne constituer que de simples confirmations de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, ils apportent en réalité d’importantes précisions relatives à l’existence des voies de recours ouvertes aux personnes privées de leur liberté, et à l’effectivité de ces mêmes recours.

Concernant les faits, les deux décisions renvoient à des situations déjà malheureusement bien connues des juges de Strasbourg, qu’il s’agisse d’emploi excessif de la force par le personnel de surveillance, ou de conditions de détention particulièrement dégradées et indignes.

Dans la première espèce, les deux requérants ont été victimes de mauvais traitements lors d’une fouille organisée lors du transfert de l’un des deux intéressés en cellule disciplinaire. M. Milić, menotté, fut frappé à coups de matraque en caoutchouc et à coups de poing, alors que M. Nikezić, qui avait tenté de s’interposer entre les gardiens et son compagnon de cellule fut également victime de coups, occasionnant des ecchymoses à la cuisse gauche et autour des yeux. Refusant de suivre l’argumentaire du Gouvernement monténégrin qui estimait que l’utilisation de la force par les gardiens de prison était justifiée pour venir à bout de la résistance des requérants, et ne constituait pas un abus de pouvoir, les juges européens jugent que ces actes constituent des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention de 1950 (qui prohibe la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants). Cette analyse est conforme à la position de la Cour qui rappelle depuis maintenant près de vingt ans qu’ « à l’égard d’une personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 » (Ribtisch c/ Autriche, 4 décembre 1995, § 38).  Très concrètement, si l’usage de la force peut évidemment être nécessaire « pour assurer la sécurité en prison, pour maintenir l’ordre ou pour prévenir le crime en détention », cette force « doit seulement être mise en œuvre dans les cas indispensables et ne doit pas présenter un caractère excessif » (Ivan Vasilev c/ Bulgarie, 12 avril 2007, § 63)[1]. Ces différentes conditions n’étaient à l’évidence pas réunies dans les arrêts Milić et Nikezić c/ Montenegro.

Dans la seconde espèce, le requérant, placé en détention provisoire dans la maison d’arrêt du centre pénitentiaire Camp Est de Nouméa, a été incarcéré dans une cellule de 3 mètres par 5 mètres accueillant 6 détenus, et dont l’exiguïté obligeait ses occupants à rester constamment allongés sur le lit, et à faire usage de toilettes à la turque (servant aussi de douche !) situées également dans la cellule. De telles conditions de détention violent évidemment les exigences de l’article 3. On sait, en effet, que la Cour estime que le fait qu’un détenu dispose de moins de 3 m2 d’espace au sol donne lieu à une forte présomption que les conditions de détention constituent un traitement dégradant (Ananyev c/ Russie, 10 janvier 2012)[2]. Par ailleurs, l’ « accès, au moment voulu, à des toilettes convenables et le maintien de bonnes conditions d’hygiène » constituent « les éléments essentiels d’un environnement humain » (Canali c/ France, 25 avril 2013, § 52)[3].

Mais au-delà des faits aboutissant à des constats de violation logiques de la Convention de 1950, les deux arrêts ont en commun de mettre l’accent sur l’importance des voies de recours offertes aux intéressés. Cette question constitue une exigence centrale dans le dispositif de la Convention européenne des droits de l’homme qui prévoit explicitement dans son article 13 que « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles ».

Concernant l’arrêt du 28 avril 2015, les requérants ont certes pu accéder à différents mécanismes judiciaires et non judiciaires pour dénoncer l’utilisation excessive de la force à leur égard, qu’il s’agisse de l’Ombudsman (médiateur parlementaire), du juge pénal, du juge civil et même de la Cour Suprême. Mais il ne s’agissait pas de véritables voies de recours adéquates, c'est-à-dire aptes à correctement redresser les torts subis par les requérants. En effet, le Procureur a classé la plainte en estimant que l’utilisation de la force ne relevait d’aucun abus de droit, puisqu’il s’était seulement agi de venir à bout de la résistance des requérants. Par contre, une procédure disciplinaire a été menée à son terme, aboutissant à la condamnation à une amende. Quant à la Cour Suprême, elle a accordé 1.500 euros à chacun des requérants au titre de la réparation du dommage moral subi. Les voies de recours n’étaient donc pas inexistantes et l’on ne peut pas considérer que les requérants ont été victimes d’un déni de justice. Mais ce sont toutes les voies de recours qui auraient dû être adéquates. L’Etat est en effet condamné par la Cour de Strasbourg pour un double motif de violation de l’article 3 (§ 99). D’une part, la Cour suprême (dans le cadre de la procédure d'indemnisation) s’est limitée à reconnaître que les deux requérants avaient subi des « actes dégradants pour la dignité humaine », ce qui n’a pas permis de leur accorder une réparation d’un montant suffisant. D’autre part, le classement sans suite des plaintes par le Procureur a constitué une erreur manifeste, car il n’a pas effectué une analyse correcte de l’ensemble des faits de l’espèce.

L’arrêt du 21 mai 2015 permet de son côté de constater que les évolutions récentes du droit français ont permis de rendre le droit interne conforme aux exigences conventionnelles. En effet, à l’époque des faits, le requérant ne possédait aucune voie de recours préventive, à même de faire cesser rapidement des conditions de détention inhumaines et dégradantes. Mais la Cour relève la possibilité désormais ouverte d’utiliser la voie du référé-liberté devant le juge administratif (CE, réf., 22 décembre 2012, section française de l’Observatoire international des prisons, n° 364584, 364620, 364621, 364647), permettant de « prononcer des injonctions sur le fondement des articles 2 et 3 de la Convention, en vue de faire cesser rapidement des conditions de détention attentatoires à la dignité » (§ 31 et 68). Il s’agit bien ici d’une voie de recours permettant de remédier à une situation analogue à celle alléguée par le requérant. Mais cette évolution positive du contentieux administratif n’a pas été suivie par une ouverture comparable du contentieux judiciaire. En effet, en conditionnant la possibilité d’une mise en liberté à l’existence « d’éléments propres à la personne concernée, suffisamment graves pour mettre en danger sa santé physique ou morale » (arrêt du 29 février 2012), la Cour de cassation a adopté une jurisprudence qui ne revêt pas les critères d’ « un mécanisme effectif permettant de mettre rapidement un terme à tout traitement contraire à l’article 3 de la Convention » (§ 50) car ce type de recours est, en effet « accessible mais non effectif en pratique », en ne possédant pas les exigences de célérité nécessaires (§ 65).

Ces jurisprudences européennes contribuent à faire relever du droit commun les personnes privées de leur liberté, afin d’en faire de véritables justiciables et non des requérants de « deuxième zone », conformément à la Règle pénitentiaire européenne n° 5 qui souhaite que la vie en prison soit « alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison ». Sans évidemment résoudre l’ensemble des problèmes relatifs à la détention, la pénétration du droit en prison contribue indéniablement à en limiter les éléments les plus inacceptables et attentatoires à la dignité humaine.

 

 

 

 



[1] Conformément aux exigences des Règles pénitentiaires européennes de 2006 prévoyant que « Le personnel pénitentiaire ne doit pas utiliser la force contre les détenus, sauf en cas de légitime défense, de tentative d’évasion ou de résistance active ou passive à un ordre licite et toujours en dernier recours » (Règle 64.1) et que la force utilisée corresponde « au minimum nécessaire » et soit « imposée pour une période aussi courte que possible » (Règle 64.2).
[2] Voir notre note du 28 avril 2015 ; pierre-victortournier.blogspot.fr
[3] Voir notre note du 4 juillet 2014 ; pierre-victortournier.blogspot.fr

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