mardi 1 décembre 2015

Chronique côté Cour EDH


Par Jean-Manuel Larralde,

professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)


       LES ECHANGES ENTRE DETENUS ET AVOCATS DOIVENT FAIRE L’OBJET D’UNE PROTECTION RENFORCEE
 

• Cour EDH, 27 octobre 2015, R. E. c/ Royaume-Uni, req. n° 62498/11

 « La Cour considère (…) que la surveillance d'une consultation légale constitue une intrusion d’une forte intensité vis à vis des droits qu'ont les personnes au respect de leur correspondance et de leur vie privée ; d'une intensité plus forte encore que dans les arrêts Uzun (2010) ou même Bykov (2009). Par conséquent, dans de telles affaires la Cour vérifiera que des garanties soient mises en place afin de protéger les individus d'une interférence arbitraire avec les droits qui leurs sont garantis par l'article 8, comme elle l'a requis dans les affaires concernant l'interception des communications, au moins dans la mesure où ces principes peuvent être appliqués à la forme de surveillance en question » (§ 131).

Dans son arrêt Kennedy c/ Royaume-Uni du 18 mai 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu aux Etats européens une grande latitude d’action dans la mise en œuvre des mesures de surveillance secrètes des communications. Ces techniques, constituant une ingérence indéniable dans le droit à la vie privée des intéressés, ont été jugées comme poursuivant des buts légitimes qui consistent à protéger la sécurité nationale et le bien-être économique du pays ainsi qu’à prévenir les infractions pénales. La Cour a notamment accordé aux autorités nationales une très large marge d’appréciation concernant la durée globale des mesures d’interception et leur renouvellement (pouvant être décidés par un ministre et non systématiquement autorisés par le juge), le traitement, la communication et la destruction des données. Les juges strasbourgeois ont été convaincus par les garanties prévues par le droit britannique (les communications ne pouvaient porter que sur une personne ou un ensemble de lieux prédéterminés ; le nombre de personnes ayant accès au matériel intercepté était strictement limité ; le droit interne exigeait la destruction des données dès que celles-ci n’étaient plus nécessaires ; enfin, un « Commissaire », indépendant des pouvoirs législatif et exécutif, était chargé de contrôler la bonne application des exigences légales). Cela ne saurait surprendre de la part d’une Cour qui depuis son arrêt Klass c/ Allemagne du 6 septembre 1978 n’a cessé de rappeler que face à des mesures de surveillance qui risquent de « saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre (…) les Etats ne sauraient prendre, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée » (§ 49). Il est notamment indispensable que les techniques soient « prévues par la loi », c'est-à-dire consignées dans une norme suffisamment connue et accessible pour les destinataires[1] (en l’occurrence la simple diffusion du texte sur Internet constitue une diffusion suffisante pour la Cour…).

C’est sur cette question que la Cour européenne des droits de l’homme a dû à nouveau statuer avec l’affaire R.E. c/ Royaume-Uni du 27 octobre 2015, sous l’angle des personnes privées de liberté. Le requérant, arrêté et détenu en Irlande du Nord à trois reprises dans le cadre du meurtre d’un policier, se plaignait en effet du régime de surveillance secrète des consultations entre les détenus et leur avocat[2], sur le fondement de la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête (la « RIPA »), complétée par le code de conduite en matière d’interception de communications. Lors de la troisième période de détention, les services de police d’Irlande du Nord ont refusé de promettre à son conseil que les conversations avec son client ne seraient pas surveillées. M. R.E. tentera ensuite en vain d’obtenir des juridictions internes la protection des conversations avec son conseil. Rappelant que la surveillance de consultations juridiques constitue une intrusion extrêmement importante dans la vie privée et la correspondance, la Cour rappelle qu’il faut mettre en place de strictes garanties pour protéger les individus contre des ingérences arbitraires dans l’exercice de leurs droits découlant de l’article 8 (§ 132). En l’occurrence, les dispositions de la RIPA font à nouveau l’objet d’un brevet de conventionalité. La Cour parvient toutefois à un constat de violation de l’article 8 en l’espèce, car au moment des faits de l’affaire R.E. c/ Royaume-Uni, cette législation n’était pas encore en vigueur, et le droit interne ne possédait pas alors les garanties requises, notamment en ce qui concerne l’examen, l’utilisation et le stockage des éléments recueillis, les précautions à prendre pour la communication des éléments à d’autres parties et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement et la destruction des éléments collectés (§ 141).

Cet arrêt rappelle aux Etats européens que les relations entre une personne privée de liberté et son avocat constituent l’une des garanties essentielles du procès pénal, et ne peuvent donc pas être traitées par le droit comme les autres relations du détenu avec l’extérieur[3]. La Cour a déjà eu l’occasion de juger qu’en application de l’article 8 de la Convention, la correspondance (qui peut être étendue à toutes les autres formes d’échange) entre un avocat et son client, quelle qu’en soit la finalité, jouit d’un statut privilégié quant à sa confidentialité[4]. Elle a en outre indiqué qu’elle « accorde un poids singulier au risque d’atteinte au secret professionnel des avocats car il peut avoir des répercussions sur la bonne administration de la justice »[5], il s’agit de la base de la relation de confiance entre l’avocat et son client[6] .

On peut penser à ce titre que le droit français est conforme aux exigences européennes, puisque la circulaire du 27 mars 2012 relative aux relations des personnes détenues avec leur défenseur[7] rappelle que « La liberté de communication entre la personne détenue, quel que soit son statut pénal, et son avocat est essentielle à la préservation des droits de la défense » (pt 1.1). En conséquence, « dans la mesure où la correspondance écrite des personnes détenues avec leur avocat n’est pas contrôlable, l’administration pénitentiaire ne peut, à l’expédition comme à la réception, l’ouvrir, la lire ou la retenir » (pt 3.1.2). Concernant les communications téléphoniques, l’article 25 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 dispose que « les personnes détenues communiquent librement avec leurs avocats » et l’article R. 57-6-6 du Code de procédure pénale prévoit que la communication des personnes détenues avec leur conseil « peut se faire verbalement ou par écrit » et qu’« aucune sanction ni mesure de quelque nature qu’elle soit, ne peut supprimer ou restreindre » cette faculté de libre communication. Les garanties seraient en conséquence jugées suffisantes dans le cadre d’un contentieux porté devant le juge de Strasbourg.
 


[1] Cour EDH, Malone c/ Royaume-Uni, 2 août 1984.
[2] L’autre volet de l’affaire concernait les consultations entre un détenu vulnérable et un « adulte approprié ».
[3] Il n’est donc pas étonnant que le deuxième volet de l’affaire R.E. ne donne pas lieu à un constat de violation. Pour la Cour, en effet, les consultations entre un détenu vulnérable et un « adulte approprié », ne sont protégées par aucun secret professionnel. Un détenu n’a donc pas les mêmes attentes quant au respect de leur caractère privé que pour une consultation juridique. Les dispositions internes pertinentes ont, en conséquence, été jugées comme présentant des garanties suffisantes contre les abus (§§ 154 et s.).
[4] Voir, inter alia, Cour EDH, Campbell c/ Royaume-Uni, 25 mars 1992, §§ 46-48 ; Ekinci et Akalın c/ Turquie, 30 janvier 2007, § 47.
[5] EDH, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c/ Autriche, 16 octobre 2007, §§ 65-66 ; Niemietz c/ Allemagne, 16 décembre 1992, § 37 ; André et a. c/ France, 24 juillet 2008, § 41.
[6] Cour EDH, André et a. (précité), § 41 ; Xavier Da Silveira c/ France, 21 janvier 2010, § 36 ; Michaud c/ France, 6 décembre 2012, § 117.
[7] Circulaire du 27 mars 2012 relative aux relations des personnes détenues avec leur défenseur, BOMJL complémentaire du 17 avril 2012 - JUSK1140030C, pp. 1 à 9.

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