jeudi 22 octobre 2015

A PROPOS DE LA RECIDIVE


Observatoire de la privation de liberté
et des sanctions et mesures appliquées dans la communauté (OPALE)
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     Mercredi 21 octobre 2015, la Commission des Lois de l’Assemblée nationale examinait, dans le cadre des commissions élargies, les crédits des programmes de la mission Justice. Dans l’une de ses interventions concernant la réforme pénale (loi du 15 août 2014), Christiane Taubira déclarait, devant la commission, ceci «  de 2001 à 2011, la récidive a triplé ». La Garde des Sceaux citait ainsi, de façon approximative, une déclaration faite par le Président de la République, dans le Monde daté du 30 août 2013 « Les peines planchers, je les ai contestées pour leur caractère automatique et leurs conséquences. Non seulement elles sont contraires au principe d'individualisation de la sanction, mais, loin d'empêcher la récidive, celle-ci a triplé de 2004 à 2011 ».

  J’ai publié une analyse précise de ces étranges chiffres dans mon livre « La question pénale au fil de l’actualité. Chroniques d’outre-nombre », L’Harmattan, 2014, chapitre  45. «  Récidive : chiffres en folie. Une conférence de consensus sans effet au sommet de l’Etat ? » Vous trouverez ce texte infra, dont, bien entendu, Christiane Taubira avait été destinataire, comme les membres de son cabinet.

    L’Observatoire de la récidive et de la désistance, promis depuis août 2013 par la Garde des Sceaux, dont on attend l’installation comme on attendant Godot, permettra-t-il d’éviter de telles déclarations à l’emporte-pièce ?     

Pierre V. Tournier
Directeur de recherches au CNRS (en retraite)


LA QUESTION PÉNALE
AU FIL DE l’ACTUALITÉ
Chroniques d’outre-nombre


Pierre V. Tournier

 

Chapitre 45.

 
Récidive : chiffres en folie[1]

Une conférence de consensus sans effet au sommet de l’Etat ?

 
 1 - Choses lues, choses entendues cet été

     Le 23 août 2013, aux journées d’été d’Europe Ecologie-les Verts, Christiane Taubira indique  que « le taux de récidive est  de plus de 57 % ».

     Sur France Info, le 30 août 2013, la Garde des Sceaux affirme que « le taux de récidive n'a cessé d'augmenter de 2007 à 2012 ».

     Interview de François Hollande dans Le Monde daté du 30 août 2013 : « Les peines planchers, je les ai contestées pour leur caractère automatique et leurs conséquences. Non seulement elles sont contraires au principe d'individualisation de la sanction, mais, loin d'empêcher la récidive, celle-ci a triplé de 2004 à 2011 ».

    Dans l’éditorial du quotidien Le Monde, daté 3 septembre 2013, intitulé « Loi Taubira : le courage et la nécessité », on lit ceci : «  […] la récidive dont le taux est passé de 8 % des condamnés en 2007 à 11,1 % en 2010 ».

    En résumé : taux de récidive de 8 % en 2007, 11 % en 2010, 57 % aujourd’hui ? Bigre, c’est effectivement explosif  et invraisemblable. Cherchez l’erreur.  Et tout cela après des mois de travaux de la conférence dite de consensus sur la prévention de la récidive et l’audition d’une multitude d’experts en tous genres. Ne nous décourageons pas, continuons d’expliquer. Désolé, c’est un peu technique, mais vous non plus, ne vous découragez pas…

2 - Un taux  peut en cacher un autre

    L’approche quantitative du champ pénal passe naturellement par le maniement de nombreux taux : taux d’accroissement d’une population, taux d’encadrement des détenus (par surveillant), taux de personnes sous écrou par habitant, taux de détention par habitant, taux d’entrées sous écrou par habitant, taux d’entrées en détention par habitant, taux de mortalité sous écrou, etc. Dans des circonstances voisines qu’il convient de préciser, on utilise aussi les termes de proportion (par exemple, proportion de personnes sous écrou non encore jugées), d’indice (indice spécifique d’usage d’une sanction ou mesure appliquée dans la communauté), de poids (poids de la détention provisoire, poids des alternatives à la détention), voire de quotient. Il s’agit chaque fois de calculer un rapport de deux grandeurs A et B, mais les relations qui existent entre elles peuvent être de nature différente […] Mettre en rapport, au sens arithmétique de l’expression, telle grandeur (A) avec telle autre (B) est un des premiers stades de l’analyse. La signification de l’opération va bien évidemment dépendre de la nature des quantités[2].

 3 - Taux de recondamnation dans des cohortes de sortants de prison

    En parlant d’un «  taux de récidive de plus de 57 % », Christiane Taubira a sans doute en tête la dernière étude réalisée par la direction de l’administration pénitentiaire, en matière d’analyse de de suivi de cohorte de condamnés libérés (levée d’écrou). Les données ont été rendues publiques en août 2011[3]. En examinant le casier judiciaire de condamnés libérés entre le 1er juin et le 31 décembre 2002,  5 ans après leur libération, on trouve un taux de recondamnation de 59 %.

      Il n’est pas question ici de récidive au sens de la « récidive légale », mais d’un taux de recondamnation (dans les 5 ans). Pour calculer ce taux, on prend en compte l’existence, sur le casier, d’une nouvelle condamnation pour des faits postérieurs à la date de libération et ce indépendamment de la nature de la nouvelle condamnation (amende, travail d’intérêt général, sursis simple, avec mise à l’épreuve, peine ferme privative de liberté, etc.) et indépendamment de la nature des nouvelles infractions. Si, dans ce calcul, on se limite aux nouvelles condamnations à la prison ferme, le taux n’est plus que 46 %. 

    Ces taux mesurent la fréquence d’apparition d’un événement (une nouvelle condamnation) dans une population donnée (cohorte de sortants de prison). On rapporte donc un nombre d’événements (A) à la population susceptible de connaître cet événement (B). Cette fréquence peut être considérée comme une mesure expérimentale d’une probabilité d’apparition : c’est un calcul de risque, fondement de l’approche actuarielle. 

 4. - Evolution du taux de recondamnation dans des cohortes de sortants de prison

    Curieusement, cet aspect n’avait pas été abordé par l’étude publiée en 2011. La précédente enquête nationale portant sur des sortants de « 1996-1997 »[4] donnait un taux de nouvelles condamnations, 5 ans après la libération de 52 %, et un taux de prison ferme de 41 %. Ce qui donne une augmentation de + 7 points pour les taux de recondamnation et de + 5 points pour les taux de recondamnation  à la prison ferme[5]. 

    Mais quand on regarde les évolutions par infraction, on observe une baisse des taux pour les vols simples ou les vols avec violence, les recels et les viols sur mineur. En revanche on note une hausse des taux pour les conduites en état d’ivresse, les escroqueries, filouteries, abus de confiance, les infractions à la législation sur les étrangers, les homicides volontaires. Enfin la stabilité est remarquable pour les faux et usages de faux documents administratifs.

     Ainsi les hausses observées, entre la cohorte « 1996-1997 » et la cohorte « 2002 »,  sur les taux globaux peuvent être, en partie, liées à un changement de structure selon la nature de l’infraction. Disposer de taux globaux ne suffit donc pas à  caractériser une évolution (à la baisse ou à la hausse). Là aussi la politique du chiffre unique est à proscrire.

5. - Proportion de « récidivistes » parmi les condamnés pour crime ou délit d’une année

   Les données qui suivent sont produites, chaque année, par la sous-direction de la statistique du ministère de la Justice[6]. Le tableau 1 concerne les condamnés d’une année pour crime et le tableau 2 les condamnés d’une année pour délit. 

Tableau 1 - Proportion de récidivistes (récidive légale) parmi les condamnés pour crime


 
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
Ensemble
3 244
3 402
3 305
3 245
2867
2 731
2 670
2 497
Récidivistes
108
98
130
128
129
126
160
154
Proportion
3,3 %
2,9 %
3,9 %
3,9 %
4,5 %
4,6 %
6,0 %
6,2 %

Source : annuaire statistique de la justice

Tableau 2 - Proportion de récidivistes (récidive légale) parmi les condamnés pour délit

 
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
Ensemble
410 559
476 654
529 447
544 845
553 132
554 539
475 838
470 319
Récidivistes
25 181
29 430
36 832
43 873
51 051
54 383
52 993
56 841
Proportion
6,1 %
6,2 %
7,0 %
8,1 %
9,2 %
9,8 %
11 %
12 %

Source : annuaire statistique de la justice

    C’est de cela dont il semble s’agir dans la déclaration de Christiane Taubira à France Info, dans celle de François Hollande au Monde et dans l’éditorial de ce même quotidien. La garde des Sceaux semble disposer du taux de 2012 (peu vraisemblable), le Président de la République de celui de 2011, mais pas de 2012 (possible), Le Monde celui de 2010 mais pas ceux de 2011 ou  de 2012.

    J’ai pu obtenir les taux pour 2011, auprès du cabinet de la garde des Sceaux. Les chiffres présentés supra correspondent à peu près à ceux cités par le Monde et montrent que les propos du président de la République « La récidive a triplé de 2004 à 2011 »  sont très exagérés : 12,1 / 6,1 = 1,98. Il aurait dû dire « la récidive a pratiquement doublé de 2004 à 2011 ». Mais plus grave,  est-ce bien « la récidive » qui a doublé ? 

    L’indicateur ainsi calculé n’est pas un « taux », au sens où l’on a parlé supra de taux de recondamnation, rapport d’un nombre d’événements (A) à la population susceptible de connaître cet événement (B), mesure expérimentale d’une probabilité.

    Ici il s’agit de la division d’une partie A par le tout B. Dans ce cas, on utilisera de préférence le terme de proportion ou de poids. B représente les condamnations prononcées d’une année donnée et A celles pour lesquelles on a retenu l’état de récidive légale. On parlera de proportion de récidivistes (au sens de la récidive légale).

          D’ailleurs, plus que la proportion, c’est l’évolution du nombre absolu qui peut être intéressante. De 2009 à 2010, le nombre de « récidivistes » a diminué de - 1 390 (- 2,6 %) et pourtant la proportion de récidivistes a augmenté de 1,2 points. Dans le même temps le nombre de non récidivistes a diminué de - 77 311 (- 15, 5 %). Ainsi à nombre de récidivistes constant (la récidive  n’évolue pas, du moins d’après ce critère, fort discutable, voir infra), la proportion de récidivistes pourrait mécaniquement augmenter, si le nombre de non récidivistes diminue.

     Rêvons un peu : si la délinquance cessait de recruter de nouveaux « praticiens » (bonne nouvelle), la proportion de récidivistes pourrait, un jour, avoisiner les 100 % et le président pourrait affoler la population en annonçant que la récidive a été multipliée par 10.

     Mais au-delà de cette question d’arithmétique, n’oublions pas ce que rappelait le magistrat  Jean-Paul Jean lors des audiences publiques de la conférence de consensus, sur la prévention de la récidive : « l’accroissement  des condamnations en état de récidive légale sur la période 2004-2010 ne traduit pas une augmentation du nombre des faits de récidive, mais une augmentation mécanique  des cas légaux de récidive du fait des évolutions des textes et des pratiques des juridictions »[7].  

    Alors la récidive, çà monte ou çà descend ? Nous n’avons pas, aujourd’hui les moyens de répondre à une question ainsi formulée. Une certitude, le Président de la République était bien mal informé.
 


     [1] Arpenter le Champ pénal,  n°340,  9 septembre 2013.

     [2] Tournier P.V., Dictionnaire de démographie pénale. Des outils pour arpenter le champ pénal,  L’Harmattan, Coll. Criminologie, déc. 2010, 211 p.
 
    [3] Direction de l’administration pénitentiaire, « Les risques de récidive de sortants de prison. Une nouvelle évaluation », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, n°36, mai 2011.8 p.
Voir aussi Arpenter le Champ pénal n°239 du 5 septembre 2011 : « En effet, nous avons interrogé la direction de l’administration pénitentiaire, le 9 août, sur la composition de l’échantillon dont un aspect nous intriguait (structure selon le quantum de la peine prononcée) ». Nous n’avons jamais réussi à avoir des explications sur cette anomalie.
     [4] Kensey A., Tournier P.V., Prisonniers du passé ? Cohorte des personnes condamnées, libérées  en 1996-1997 : examen de leur casier judiciaire 5 ans après la levée d’écrou (échantillon national aléatoire stratifié selon l’infraction), Paris, Ministère de la Justice, direction de l’administration pénitentiaire, Coll. Travaux & Documents,  n°68, 2005, livret de 63 pages + CD ROM.
     [5] Voir Arpenter le Champ pénal n°247, 31 octobre 2011
     [6] Annuaire statistique du Ministère de la Justice, Editions 2009-2010 et 2011-2012.
 

     [7] Jean J.P., Récidive et réitération. Quelle évaluation des réformes législatives successives ? Mise en perspective historique et textes applicables, Conférence  de consensus sur la prévention de la récidive, 14 février  2013.

 

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