mardi 25 novembre 2014

La Cour de Strasbourg rappelle ses exigences tenant à des peines privatives de liberté « compressibles"


Chronique de  Jean-Manuel Larralde,
Professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les droits  fondamentaux et les évolutions du droit (EA 2132).

• Cour EDH, 13 novembre 2014, Bodein c/ France, req. n° 40014/10 

La Convention européenne des droits de l’homme interdit qu’une peine privative de liberté « soit de jure et de facto incompressible. (…) Là où le droit national offre la possibilité de revoir la peine perpétuelle dans le but de la commuer, de la suspendre, d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous conditions, il est satisfait aux exigences de l’article 3 ».  (§ 54)

Des faits graves (le meurtre, dans des conditions extrêmement violentes, d’une enfant, d’une jeune fille et d’une femme), ont amené Pierre Bodein à être condamné par la cour d’assises du Bas-Rhin en 2007 à la réclusion criminelle à perpétuité, sans par ailleurs qu’aucune des mesures d’aménagement de peine énumérées à l’article 132-23 du code pénal ne puisse lui être accordée[1]. Cet arrêt d’une extrême sévérité (seules deux personnes - y compris le requérant - étant actuellement condamnées en France à la peine de perpétuité avec une telle exclusion des mesures d’aménagement) a été confirmé en 2008 par la cour d’assises du département du Haut‑Rhin, statuant en appel. Saisie en 2010, la Cour de cassation a refusé de considérer cette peine comme inhumaine et dégradante, ce qui a amené l’intéressé à s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme[2].

Une première lecture de l’arrêt Bodein laisse à penser que cette décision ne constitue qu’une simple confirmation de la jurisprudence habituelle de la juridiction strasbourgeoise en matière de peines privatives de liberté de longue durée (qu’elles soient ou non à perpétuité). Dès son arrêt Weeks c/ Royaume-Uni du 2 mars 1987, la Cour a, en effet, précisé que tout détenu, quelle que soit la longueur et la gravité de sa peine, doit avoir « le droit de saisir un "tribunal" compétent qui statuera "à bref délai" sur le point de savoir si sa privation de liberté est devenue "irrégulière" en ce sens », cette exigence s'avérant particulièrement indispensable dans les situation de peines perpétuelles (Hussain c/ Royaume-Uni, 26 janvier 1996), afin de pouvoir vérifier s'il existe toujours un lien de causalité suffisant entre la condamnation qui a été prononcée et la totalité de privation de liberté qui lui succède (Stafford c/ Royaume-Uni, 28 mai 2002). La situation d'un détenu qui ne posséderait aucun espoir de pouvoir un jour bénéficier d’une mesure de libération conditionnelle, poserait problème au regard de l’article 3 de la Convention (Nivette c/ France, 3 juillet 2001)[3]. Ces arrêts sont intégralement confirmés dans l’arrêt Bodein : « en ce qui concerne les peines perpétuelles, l’article 3 doit être interprété comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention » (§ 55). Mais l’arrêt du 13 novembre 2014 ne saurait être totalement négligé, car il apporte deux précisions importantes sur cette question de la « compressibilité » des longues peines.

En premier lieu, tout en refusant à nouveau d’exiger des délais précis pour le réexamen de la détention, la Cour rappelle toutefois (comme elle l’avait déjà fait dans l’affaire Vinter de 2013) « qu’il se dégage des éléments de droit comparé et de droit international une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle puis des réexamens périodiques » (§ 55). Cette mention est importante, car elle préfigure, dans la démonstration de la Cour, l’émergence d’un « consensus européen » en la matière, qui, lorsqu’il sera reconnu par les juges de Strasbourg, permettra de réduire la marge nationale d’appréciation reconnue aux Etats sur cette question du contrôle des longues peines, et de leur imposer des solutions communes[4]. En s’attachant de manière très précise aux faits et à la procédure de l’espèce, la Cour relève ainsi que le requérant pourra saisir le juge de l’application des peines d’une demande de relèvement de la décision spéciale de la cour d’assises de ne lui accorder aucun aménagement de peine au bout de vingt-six ans (§ 61)[5]. On peut considérer qu’il s’agit là d’un maximum pour pouvoir se conformer aux exigences conventionnelles.

En second lieu, la Cour confirme que les possibilités de réexamen des peines ne peuvent être examinées que par un juge qui pourra contrôler si des motifs légitimes justifient toujours le maintien en détention. A l’argument du Gouvernement français indiquant que le requérant « pour ne pas mourir en prison » pourra demander une grâce présidentielle (§ 50), la Cour réplique de manière claire qu’il ne s’agit là en aucun cas d’un « mécanisme efficient de réexamen de la peine permettant la prise en compte de l’évolution des condamnés à perpétuité » (§ 56). Le caractère discrétionnaire de la grâce ne permet, en effet, pas de considérer un tel mécanisme comme effectif. De même, la demande de suspension de peine pour raisons médicales (§ 59) n’apparaît pas valide aux yeux de la Cour, car la révision de la peine repose alors sur de stricts motifs humanitaires, et non, comme l’exigent les juges strasbourgeois, sur des « motifs légitimes d’ordre pénologique » (§ 59). Le contrôle du juge sur le maintien ou non de la peine doit, en effet, permettre de « se prononcer sur (l)a dangerosité » du requérant et « prendre en compte son évolution au cours de l’exécution de sa peine » (§ 60).


[1] Art. 132-23, 3ème al. du CP : « lorsqu’elle prononce une peine privative de liberté d’une durée supérieure à cinq ans, non assortie du sursis, la juridiction peut fixer une période de sûreté pendant laquelle le condamné ne peut bénéficier d’aucune des modalités d’exécution de la peine mentionnée au premier alinéa. La durée de cette période de sûreté ne peut excéder les deux tiers de la peine prononcée ou vingt-deux ans en cas de condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité ».
[2] Le requérant évoquait également la violation de son droit à un procès équitable, compte tenu de l’absence de motivation de l’arrêt de la cour d’assises d’appel. Cet argumentaire est rejeté par la Cour qui « estime que le requérant a disposé  de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre » (§ 42) et qui souligne l’adoption de la loi du 10 août 2011 qui a permis d’insérer un nouvel article 365‑1 dans le CPP qui prévoit désormais « une motivation de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé « feuille de motivation » et annexé à la feuille des questions » (§ 43).
[3] Voir sur cette question notre note sous l’arrêt Vinter et a. c/ Royaume-Uni, 9 juillet 2013. Arpenter le Champ pénal, n° 334-335, 5 août 2013.
[4] Ainsi dans son arrêt Goodwin c/ Royaume-Uni (GC) du 11 juillet 2002, la Cour de Strasbourg relève l’existence d’un consensus européen en matière de transsexualisme, qui réduit désormais la marge nationale d’appréciation reconnue aux Etats en la matière et les contraint à modifier l’Etat-civil des personnes ayant subi une opération de conversion sexuelle.
[5] La privation de liberté subie à compter du mandat de dépôt est  comptabilisée dans la durée d’incarcération et cette date est considérée comme le point de départ de la période de sûreté perpétuelle.

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