lundi 6 octobre 2014

Chronique côté Cour EDH


La Cour de Strasbourg encadre l’utilisation des fichiers de police  

Par Jean-Manuel Larralde,
professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)

• Cour EDH, 18 septembre 2014, Brunet c/ France, req. n° 21010/10

« La législation interne doit (…) ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article. Cette nécessité se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières. »  (§ 35).

Mis en œuvre par la loi du 7 juillet 1985 relative à la modernisation de la police nationale, le « Système de traitement des infractions constatées » (STIC) est un fichier policier placé sous la direction du directeur général de la police nationale, qui regroupe les données relatives aux auteurs d'infractions interpellés par les services de la police nationale, de la gendarmerie et des douanes, ainsi que celles relatives aux victimes de ces infractions et à l'identification des objets volés ou détournés[1]. A la différence d’autres fichiers tels que le casier judiciaire, le STIC comporte également des éléments relatifs à des procédures judiciaires en cours ou des faits amnistiés.

C’est dans ce fichier qu’est inscrit Xavier Brunet, à la suite d’une violente altercation avec sa compagne, qui a donné lieu à une double plainte des deux protagonistes, finalement placée sans suite après une médiation pénale. Par un courrier envoyé au procureur de la République, le requérant a demandé en vain de faire procéder à l’effacement de ses données du fichier, estimant l’enregistrement était infondé, sa concubine s’étant rétractée. Ayant saisi la Cour européenne des droits de l’homme, celle-ci juge que cette conservation des données  constitue une atteinte disproportionnée au droit de M. Brunet au respect de sa vie privée (protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme) et ne peut donc passer pour nécessaire dans une société démocratique. Sans contester la légitimité même de tels fichiers litigieux, qui poursuivent des « buts légitimes » de défense de l’ordre, de prévention des infractions pénales, et de protection des droits d’autrui, la Cour juge que les modalités de fonctionnement de ce fichier ne présentent pas suffisamment de garanties et s’analysent donc « en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée » (§ 44). La protection des données personnelles constitue selon la Cour un élément essentiel de la protection du droit à la vie privée, encore plus important lorsque ces données sont utilisées à des fins policières (§ 35). La loi doit donc mettre en place des garde-fous, permettant de s’assurer que les données « sont pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées », « qu’elles sont conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées » (§ 36), et qu’elles respectent la présomption d’innocence (§ 37). Le droit interne doit également prévoir des «  garanties de nature à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs » (§ 35). Les juges de Strasbourg avaient ainsi déjà eu l’occasion de rappeler récemment à la France que la durée d’archivage de vingt-cinq ans dans le fichier des empreintes digitales de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions ne traduisait pas « pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu » et s’analysait « en une atteinte disproportionnée (…) au respect de (l)a vie privée » (Cour EDH, M.K. c/ France, 18 avril 2013, § 46). Concernant le STIC, qui présente « un caractère intrusif non négligeable » pour le respect à la vie privée (§ 39), la Cour rappelle que la durée de conservation des fiches enregistrées au STIC est de vint-cinq ans, mais que le requérant ne disposait d’aucune possibilité effective d’effacer les données le concernant, les magistrats ne disposant d’aucune marge d’appréciation quant à la pertinence de maintien des informations au fichier, notamment face à des procédures classées (§ 43). Une telle lacune s’analyse donc « en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée », qui  « ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique » (§ 44) et viole donc l’article 8 de la Convention.

La Cour de Strasbourg apparaît une nouvelle fois comme une institution indispensable qui rappelle aux Etats les exigences de protection de la vie privée des citoyens. Elle rejoint d’ailleurs d’autres institutions internes, telles que la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) qui avait dénoncé en 2009 les failles dans l’utilisation du STIC[2]. Ces différentes critiques avaient déjà porté leurs fruits, puisque le Conseil d’Etat, anticipant une très probable condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, a jugé dans un arrêt du 17 juillet 2013 (M.B.A. et M.A., req. n° 359417) que les décisions du procureur compétent en matière d’effacement ou de rectification du STIC peuvent désormais faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif[3].
 


[1] Le STIC est officiellement créé par le décret no 2001-583 du 5 juillet 2001 pris pour l’application des dispositions du troisième alinéa de l’article 31 de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés et portant création du système de traitement des infractions constatées. Il a ensuite été modifié par le décret no 2006-1258 du 14 octobre 2006 et loi no 2011-267 du 14 mars 2011 et le décret no 2012‑652 du 4 mai 2012 ont codifié les dispositions relatives à ce fichier (art. 230-6 et suivants et R. 40-23 et s. CPP). Le STIC a été depuis cette dernière date fusionné avec les données saisies par la gendarmerie (fichier JUDEX) et est devenu le fichier de Traitement d’Antécédents Judiciaires (TAJ).
 
[2] CNIL, Conclusions du contrôle du système de traitement des infractions constatées  (STIC), Rapport remis au Premier ministre le 20 janvier 2009, Paris, 32 p. Disponible à l’adresse suivante :
http://www.cnil.fr/fileadmin/documents/approfondir/dossier/Controles_Sanctions/Conclusions%20des%20controles%20STIC%20CNIL%202009.pdf
[3] L’importance de cet arrêt est rappelée par la Cour européenne dans son arrêt Brunet. Cependant, la Cour relève que cette voie de recours « n’était pas reconnue à l’époque des faits, le requérant s’étant vu expressément notifier l’absence de toute voie de contestation ouverte contre la décision du procureur du 1er décembre 2009 » (§ 42).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire