lundi 15 avril 2013

PEDAGOGIE DE L'ERREUR


 
     De quelques bizarreries repérées en arpentant La révolution sécuritaire (1976-2012), ouvrage de  Nicolas Bourgoin, publié dans la collection « Questions de Société » dirigée par Laurent Mucchielli (Editions Champ Social).

NB. Nous ne commenterons  pas ici  les « opinions » dont le livre foisonne, du genre :

« La prison est le fouet qui contraint  le prolétariat à travailler plus dur » (p. 12) ou

« Le terrorisme  est avant tout une affaire de définition » (p.96).

« Autre source  d’inspiration : le régime hitlérien […] comme la pénalisation de l’outrage au drapeau et l’automaticité des peines. Les rafles d’enfants d’étrangers  sans papier devant les écoles […] » (p. 194).

«  L’extension du parc carcéral, loin d’apporter une réponse durable au problème de la surpopulation, ne fait qu’alimenter l’inflation carcérale comme cela a été constaté dans les pays ayant fait ce choix politique. Celle-ci apparait sans limite et en l’abscence de réformes progressistes pourrait à terme déboucher sur l’édification d’un système concentrationnaire à l’image de celui de l’Allemagne national-socialiste » (p. 200).

 « La dictature  économique du capital a perdu peu à peu sa forme démocratique pour devenir une dictature politique qui ressemble de plus en plus au fascisme tel que les théoriciens  de la III ème Internationale le définissait :  la dictature  terroriste ouverte des éléments les plus réactioannaires […] ». (p. 205).

Effectivement, le terrorisme  n’est qu’une affaire de définition. 

Les considérations scientifiques - science bourgeoise et non prolétarienne -  qui  suivent vont certainement sembler quelque peu décalées avec les théories de la IIIème internationale. C’est en démographe arpenteur du champ pénal que je m’exprime ici, mais je dois avouer que je n’ai jamais eu la moindre sympathie pour cette internationale-là.

Mais Nicolas Bourgoin ne se présent-il pas, lui aussi comme « démographe » ?

Point 1. (p.7) - L’avant propos du livre nous invite, par une phrase qui s’étend sur deux pages (plus de 40 lignes), à découvrire [la] révolution froide et silencieuse qui balaie nos sociétés occidentales, et ce depuis 35 ans. Je me limiterai ici, à un seul point  : cette révolution « promeut la sanction au détriment de la probation ». Etrange formule où l’auteur semble reprendre cette idée des néo-conservateurs selon laquelle la probation  - en France le sursis avec mise à l’épreuve -  n’est pas une « vraie » sanction », comme si la seule « vraie » sanction restait la prison ferme.

Point 2. (p.11) - « Cette politique répressive a négligé les alternatives à l’incarcération et favorise une inflation carcérale qui conduit à une version moderne du « Grand Renfermement » décrit par Michel Foucault : les délinquants sexuels, les malade mentaux et les toxicomanes présentent actuellement les trois principales  composantes de la population carcérale française. La prison est dévenue l’Hôpital général où l’on retrouve les exclus de la société ».

Première remarque : Dans mon dictionnaire de démographie pénale (l’Harmattan, 2007), on peut lire ceci, à «  Incarcération » : « Si l’on pense à l’importance que l’on doit accorder à la distinction entre stock et flux en démographie carcérale - comme en démographie générale – il nous semble préférable d’éviter l’usage du mot « incarcération » : le substantif se réfère aussi bien à l’action d’incarcérer (notion de flux) qu’à l’état d’une personne incarcérée (notion de stock). Ainsi, à l’expression de « taux d’incarcérations », nous préférons celles de « taux de personnes sous écrou », ou de « taux de personnes détenues » (indices de stock), de « taux d’entrées sous écrou »  ou de « taux d’entrées en détention (indices de flux) ».

Nicolas Bourgoin n’a pas  suivi notre conseil : d’où les confusions à venir (voir infra).  

2ème remarque : Sur les 560 259 condamnations prononcées en 2011 -  et inscrites au casier judiciaire -  en matière correctionnelle, on ne compte que 85 493 peines d’emprisonnement ferme et 32 506 peines d’emprisonnement avec sursis partiel, les 442 260 autres sanctions sont, de fait, des « alternatives » à l’emprisonnement ferme, soit 79 % des sanctions (ACP, n°314, 18 mars 2013).

3ème remarque : Au 1er janvier 2013, Parmi les 76 798 personnes sous écrou (France entière),  52 427 sont des condamnés exécutant leur peine (soit  68 %). Ces condamnés se répartissent selon  l’infraction principale de la façon suivante : violences volontaires = 28,% ; trafics de  stupéfiants = 14 % ; viols, agressions, atteintes sexuelles = 13 % ; vols qualifiés (crimes) =  11 % ; escroqueries, abus de  confiance, recel = 7,8 % ; vol simple = 7,7 % ; crimes de sang : 5,7 % ; violences involontaires = 5,6 % ; infractions à la législation sur les étrangers = 0,9 %.

Les auteurs de « viols, agressions, atteintes sexuelles » représentent donc seulement 13 % des condamnés sous écrou. Nous ignorons combien de prévenus sont poursuivis pour ce type d’infractions.

Parmi les 76 798 personnes sous écrou à cette date, nous ignorons combien sont atteints d’une psychose et combien sont toxicomanes. Rappelons, par ailleurs, que parmi la population sous écrou, on peut certainement trouver des personnes poursuivies ou sanctionnées pour une infraction sexuelle, atteintes d’une psychose et toxicomanes.   

Point 3. (p. 23) - « Le quasi-triplement du taux de détention (effectif annuel moyen de  personnes sous écrou rapporté à celui de la population générale âgée de 15 ans et plus  entre 1975 et 2012 porte le nombre actuel de détenus à un niveau inédit : dans toute son histoire, jamais la France n’a compté autant de prisonniers ».

Première remarque. Compte tenu du développement récent du placement sous surveillance électronique,  il importe de distinguer taux de placement sous écrou et taux de détention. A une date donnée, le taux de  placement sous écrou s’obtient en rapportant le nombre de personnes sous  écrou au nombre d’habitants.  Le taux de détention s’obtient en rapportant le nombre de personnes détenues au nombre d’habitants.     

2ème remarque. En droit français, il est possible d’être placé sous écrou avant 15 ans. Les mineurs âgés de 13 ans révolus et de moins de 16 ans peuvent être placés en détention provisoire s’ils encourent une peine criminelle  ou s’'ils se sont volontairement soustraits aux obligations d'un contrôle judiciaire, qui comportait une obligation de respecter un placement en centre éducatif fermé.

3ème remarque.  au 1er janvier 1975, il y avait 26 032  personnes sous écrou  (métropole) pour 52,6 millions d’habitants, soit un taux de placement sous écrou de 49 pour 100 000 habitants. A cette date, le nombre de personnes détenues est à peu près égal au nombre de personnes sous écrou.

Au 1er Janvier 2012, le nombre de personnes sous écrou était de 73 780 (France entière)  dont  64 787 personnes détenues ; ce qui donne un taux de placement sous écrou de 113 pour 100 000 habitants et  un  taux de détention de  100 pour 100 000 habitants. Ainsi entre 1975 et 2012, le taux de détention a doublé et non triplé (le problème de champ - métropole en 1975 et France entière  en 2012 - ne change pas grand-chose en termes de taux).

4ème  remarque. Pour ma part, préférant utiliser l’expression « personne détenue », je réserve le terme de « prisonnier » aux syntagmes « prisonnier de guerre », « prisonnier d’opinion », « prisonnier politique »,  « prisonnier de ses préjugés », « prisonnier de ses peurs », etc

Point 4. (p. 24) - Nicolas Bourgoin présente un premier graphique ayant pour titre « taux de personnes sous écrou pour 100 000 habitants âgés de 15 ans et plus (1960-2012) », la source indiquée étant  « OPALE 4 ». Si on se refaire à l’échelle verticale, l’indice est de 0,8 en 1960 et de 1,6 pour 2012.

Première remarque. La source est erronée : OPALE 4 donne l’effectif de la population sous écrou  depuis 1997, au 1er janvier.  

2ème remarque : d’après OPALE,  au 1er janvier  2012,  le taux de placement sous écrou est de  113 p. 100 000 habitants, le taux de détention étant de 100 p. 100 000 habitants.

Point 5. (p. 26) -  « L’effectif annuel des incarcérations est fluctuant […]  jusqu’en 2007 où il dépasse le seuil des 90 000 entrées »

En 2007, il y  a eu effectivement 90 2790 entrées (OPALE). Le problème, c’est qu’il ne s’agit pas d’incarérations – d’entrées en détention – mais d’entrées sous écrou.  

Point 6. (p. 27) – « La durée moyenne de détention a augmenté régulièrement : de 4,4 mois en 1975 […] 10 mois en 2011 et  de dépasser légèrement (10,1) au second trimestre 2012.

La source n’est pas indiquée, mais il s’agit de toute évidence d’OPALE   Mais Nicolas Bourgoin a oublié de lire le titre du tableau : « Tableau 18. - Flux trimestriels d’entrées sous écrou et indicateur du temps moyen passé sous écrou ». Ainsi ne s’agit-il pas de durée moyenne  de détention, mais du temps moyen passé sous écrou, confusion fréquente que j’ai analysée à plusieurs repris dans ACP : Voir, par exemple,  ACP, n°305, 21 janvier 2013, « Comment en arrive-t-on à surestimer la durée moyenne de détention de + 45 % dans un rapport du Sénat ? »  ou  ACP, n°306, 28 janvier 2013, « Misère de la statistique pénitentiaire ». Ainsi en 2011, la durée  moyenne de détention n’est pas de 10 mois comme l’affirme Nicolas Bourgoin, mais de de 11,3 mois. 

Point 7. (p. 132) - « Les statistiques pénitentiaires portent  sur la population incarcérée, ventilée suivant les variables sociales et pénales. Deux sources sont alors à distinguer : les statistiques de flux (Statistique informatisée de la population pénale, Fichier national des détenus) et les statistiques de stock (rapport annuel et statistiques mensuelles et trimestrielles de la population incarcérée) ».

Première remarque : Que de confusion ! Je ne reviendrai pas sur l’expression «  population incarcérée ». Les statistiques pénitentiaires portent sur la population détenue (64 787, au 1/1/2012, France entière), la population sous écrou mais non détenue (8 993, à la même date) et la population  sous main de justice mais non placée sous écrou (173 063, approximation à la  même date) (OPALE).            

2ème remarque.  Trois sources sont à distinguer : la statistique mensuelle de la population sous écrou  qui ne comporte que des données de stock,  la statistique trimestrielle  de la population sous écrou  qui comporte des données de stock et des données de flux et la statistique  trimestrielle du milieu ouvert qui comporte des données de stock et des données de flux. Ces données peuvent faire l’objet de synthèse dans tel ou tel document. 

3ème  remarque. La  Statistique informatisée de la population pénale (système dit SIPP) n’existe plus depuis le milieu des années 1980.

Point 8. (p. 164) - « Dans cette recherche proactive, les experts et les décideurs politiques peuvent s’appuyer sur une base de données informative concernant les illégalismes et leur traitement pénal. : l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales créé en 2010.  Cet institut qui remplace l’Observatoire national de la délinquance en élargissant ses compétences est un département de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) – qui lui même remplace au même moment l’INHES (Institut national des hautes études de la sécurité) – établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du Premier Ministre et rattaché directement au ministère de l’Intérieur. »  

Nicolas Bourgoin n’a pas tout compris. L‘INHESJ comme l’ONDRP dépendaient,  avant le 1er janvier 2010, directement du Ministère de l’Intérieur. A compter de cette date, l’Institut  et l’Observatoire  sont  placés sous la tutelle du Premier Ministre. Aussi est-il absurde d’écrire  qu’il continue à être « rattaché directement au ministère de l’Intérieur ». Tout simplement absurde.

Point 9. (p.172) - « Les montée des taux d’incarcération est d’ailleurs un phénomène commun à l’ensemble des pays développés […] »

Nicolas Bourgoin n’a peut-être pas lu nos chroniques publiées en 2011-2012, sur Plus Nouvel.obs.com. De toute évidence, il ne fait pas partie  des 6 624 lecteurs de celle mise en ligne le 7 décembre 2011 « Prisons : quand on a le choix, mieux vaut être détenu en Allemagne qu’en France ». 

On y lit ceci : « Au 1er janvier 2010, la population de l’Allemagne s’élève à 81,8 millions d‘habitants et celle de la France à 64,7 millions (France entière). Au 1er septembre 2010, la population détenue est de 71 634 en Allemagne et de 60 789 en France. A cette date, le taux de détention est donc de 88 pour 100 000 habitants en Allemagne contre 94 pour 100 000 en France (1). Au cours de la dernière décennie, l’Allemagne a connu la déflation carcérale, la France l’inflation : du 1er septembre 2001 au 1er septembre 2009, le nombre de détenus en Allemagne est passé de 78 707 à 73 263 (- 6,9 %), le taux de détention de 96 à 89 pour 100 000. Sur la même période, le nombre de détenus en France est passé de 47 005 à 61 787 (+ 31 %), le taux de détention de 77 pour 100 000 à 96 pour 100 000. Nous avons, d’une certaine façon,  effectué le chemin inverse de celui de nos partenaires.  Ajoutons que les durées moyennes du temps passé sous écrou sont légèrement plus élevées en France qu’en Allemagne : 9,0 mois contre 8,7 mois (2008).  Devant prendre en charge une population détenue relativement plus faible qu’en France, l’Allemagne dispose de nettement plus de places : 78 450 contre 56 428 pour la France. Rapporté au nombre d’habitants, le parc pénitentiaire allemand comprend 96 places pour 100 000 habitants, contre de 87 pour 100 000 pour le parc pénitentiaire français (1er septembre 2010) ».       

(1) Les données de l’Allemagne sont issues de la Statistique pénale annuelle du Conseil de l’Europe (SPACE) et celles de la France de l’Observatoire des prisons et autres lieux d’enfermement, Université Paris 1 (OPALE).

Point 10. (p. 179) - « Les nouvelles contraintes de rendement qui pèsent sur le travail de la police ont fait exploser l’effectif annuel de gardes à vue qui passe de  300  000  en 2001 à 900 000 en 2009 ».

De toute évidence, Nicolas Bourgoin n’a pas lu le n°213 d’Arpenter le Champ  pénal du 24 janvier 2011. Dommage, on y trouve un article intitulé « Gardes à vue, chiffres en Folie à l’Assemblée ». J’y rappelais que  « la statistiques produite - et publiée -, chaque année, par la Ministère de l’Intérieur sur les gardes à vue ne porte que sur la métropole et n’intègre pas les gardes à vue relatives aux délits routiers. On peut le regretter, mais c’est ainsi  depuis … 1972 ». La seule évolution, dans le temps, susceptible d’être quantifiée concerne donc les gardes à vue hors délinquance routière. En 2001, on en a rencensé 336 718 (et non 300 000)  et 580 108 en 2009 (et non 900 000) ».

Point 11. (p. 206) - « De fait, le volume des personnes détenues semble enfin se stabiliser depuis son record  du 1er juillet 2012 : il atteint  au 1er décembre 2012 le chiffre de 67 674, contre 67 373  cinq mois plus tôt. Mais il est peu probable que l’on retrouve à terme l’étiage du milieu de la décennie 1970 ». 

Première remarque : Au 1er  juillet 2012, le nombre de détenus était de 67 373. C’est au 1er décembre  qu’il a atteint son record (67 674). Au 1er mars 2013, l’effectif est de 66 995. Plus important, le taux de croissance annuel  a fortement diminué depuis un an : 7,0 % au 1er janvier 2012,  4,7 % au 1er avril, 4,1 % au 1er juillet, 4,0 % au 1er octobre,  2,8 % au 1er janvier 2013, 1,6 % au 1er février 2013, 0,8 % au 1er mars 2013 (OPALE).

2ème remarque : au 1er janvier 1975, il y avait 26 032  personnes sous écrou  (métropole) pour 52,6 millions d’habitants, soit un taux de placement sous écrou de 49 pour 100 000 habitants. A cette date, le nombre de personnes détenues est à peu près égal au nombre de personnes sous écrou.

Au 1er mars 2013, le nombre de personnes sous écrou est de 78 208 (France entière) dont 66 995 sont détenues, pour 65,6 millions d‘habitants. Le taux de placement sous écrou est donc de 119 pour 100 000 habitants et le taux de détention de 102 pour 100 000 habitants.

3ème remarque :  en 1975, le flux d’entrées sous écrou (métropole) était de 77 117, soit un taux d’entrées sous écrou de 147 p. 100 000 habitants, la durée moyenne de temps passé sous écrou étant de 4,3 mois.

En 2012, le flux d’entrées sous écrou (France entière) était de 90 962, soit un taux d’entrées sous écrou de 139 p. 1000 000 habitants, la durée moyenne de temps passé sous écrou étant de 10,2 mois.

Cela semble avoir échappé à Nicolas Bourgoin : à population de la France  constante, il y a moins d’entrées sous écrou aujourd’hui qu’en 1975. A fortiori, c’est encore plus vrai pour les entrées en détention.  Mais les personnes restent sous écrou plus longtemps : 10,2 mois contre 4,3 mois, en moyenne.

Au 1er janvier 1975,  49 %  des condamnés sous écrou  purgaient une peine pour vol simple, 6 % violences volontaires, 5 % de viols et agressions sexuelles.

Au 1er janvier 2013, on compte 7 % de vols simples, 27 % violences volontaires, 13 % de viols et agressions sexuelles, 14 % de trafics de stupéfiants.

Ceci n’explique-t-il pas, en partie, cela : le temps sous écrou s’est allongé car les faits sanctionnés  par la prison sont plus graves : vols simples en 1975 versus atteintes directes  ou indirectes  au corps de  l’autre, aujourd’hui. 

La population sous écrou, aujourd’hui, est ainsi bien différente que celle que Michel Foucault a pu connaître en 1975. Contrairement à ce que certains croient, le temps ne s’est pas arrêté avec la publication « Surveiller et Punir », la possibilité de penser par soi-même non plus. 

PVT




 
 Nicolas Bourgoin  consacre un blog  à l'actualité de son livre, La révolution sécuritaire (1976-2012), ouvrage publié dans la collection « Questions de Société » dirigée par Laurent Mucchielli (Editions Champ Social) :





 

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